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Chapitre LVII
Une promenade dans le parc d'Arenenberg

Mme la duchesse de Saint-Leu m'avait invité à déjeuner pour le lendemain matin, à dix heures. Comme j'avais passé une partie de la nuit à écrire mes notes, j'arrivai quelques minutes après l'heure indiquée ; j'allais m'excuser de l'avoir fait attendre, ce qui était d'autant moins pardonnable qu'elle n'était plus reine, mais elle me rassura avec une bonté parfaite, me disant que le déjeuner n'était que pour midi, et que, si elle m'avait invité pour dix heures, c'était afin d'avoir tout le temps de causer avec moi. En même temps, elle me proposa une promenade dans le parc ; je lui répondis en lui offrant mon bras. Nous fîmes à peu près cent pas dans un complet silence ; le premier, je l'interrompis.
- Vous aviez quelque chose à me dire, Madame la duchesse ?
- C'est vrai, dit-elle en me regardant, je voulais vous parler de Paris. Qu'y avait-il de nouveau quand vous l'avez quitté ?
- Beaucoup de sang dans les rues, beaucoup de blessés dans les hôpitaux, pas assez de prisons et trop de prisonniers .
- Vous avez vu les 5 et 6 juin ?
- Oui, Madame.
- Pardon, mais je vais être bien indiscrète, peut-être. D'après quelques mots que vous avez dits hier, je crois que vous êtes républicain ?
Je souris.
- Vous ne vous êtes pas trompée, Madame la duchesse. Et cependant, grâce au sens et à la couleur que les journaux qui représentent le parti auquel j'appartiens et dont je partage toutes les sympathies, mais non tous les systèmes, ont fait prendre à ce mot, avant d'accepter la qualification que vous me donnez, je vous demanderai la permission de vous faire un exposé de principes. à toute autre femme, une pareille confession de foi serait ridicule, mais à vous, Madame la duchesse, à vous qui, comme reine, avez dû entendre autant de paroles austères que vous avez dû écouter de mots frivoles en votre qualité de femme, je n'hésiterai point à dire par quels points je touche au républicanisme social, et par quelle dissidence je m'éloigne du républicanisme révolutionnaire.
- Vous n'êtes donc point d'accord entre vous ?
- Notre espoir est le même, Madame, mais les moyens par lesquels chacun veut procéder sont différents. Il y en a qui parlent de couper des têtes et de diviser les propriétés ; ceux-là, ce sont les ignorants et les fous. Il vous paraît étonnant que je ne me serve pas pour les désigner d'un nom plus énergique : c'est inutile, ils ne sont ni craints ni à craindre. Ils se croient fort en avant, et sont tout à fait en arrière ; ils datent de 93, et nous sommes en 1832. Le gouvernement fait semblant de les redouter beaucoup, et serait bien fâché qu'ils n'existassent pas, car leurs théories sont le carquois où il prend ses armes. Ceux-là ne sont point les républicains, ce sont les républiqueurs.
» Il y en a d'autres qui oublient que la France est la sœur aînée des nations, qui ne se souviennent plus que son passé est riche de tous les souvenirs et qui vont chercher parmi les constitutions suisse, anglaise et américaine celle qui serait la plus applicable à notre pays. Ceux-là, ce sont les rêveurs et les utopistes : tout entiers à leurs théories de cabinet, ils ne s'aperçoivent pas, dans leurs applications imaginaires, que la constitution d'un peuple ne peut être durable qu'autant qu'elle est née de sa situation géographique, qu'elle ressort de sa nationalité et qu'elle s'harmonise avec ses mœurs. Il en résulte que, comme il n'y a pas sous le ciel deux peuples dont la situation géographique, dont la nationalité et dont les mœurs soient identiques, plus une constitution est parfaite, plus elle est individuelle, et moins, par conséquent, elle est applicable à une autre localité qu'à celle qui lui a donné naissance. Ceux-là ne sont point non plus les républicains, ce sont les républiquinistes.
» Il y en a d'autres qui croient qu'une opinion, c'est un habit bleu barbeau, un gilet à grands revers, une cravate flottante et un chapeau pointu. Ceux-là, ce sont les parodistes et les aboyeurs. Ils excitent les émeutes, mais se gardent bien d'y prendre part ; ils élèvent les barricades et laissent les autres se faire tuer derrière ; ils compromettent leurs amis et vont partout se cachant, comme s'ils étaient compromis eux-mêmes. Ceux-là, ce ne sont point encore des républicains, ce sont les républiquets.
» Mais il y en a d'autres, Madame, pour qui l'honneur de la France est chose sainte et à laquelle ils ne veulent pas que l'on touche, pour qui la parole donnée est un engagement sacré qu'ils ne peuvent souffrir de voir rompre, même de roi à peuple, dont la vaste et noble fraternité s'étend à tout pays qui souffre et à toute nation qui se réveille. Ils ont été verser leur sang en Belgique, en Italie et en Pologne, et sont revenus se faire tuer ou prendre au cloître Saint-Merri. Ceux-là, Madame, ce sont les puritains et les martyrs. Un jour viendra où, non seulement on rappellera ceux qui sont exilés, où non seulement on ouvrira les prisons de ceux qui sont captifs, mais encore où l'on cherchera les cadavres de ceux qui sont morts pour leur élever des tombes. Tout le tort que l'on peut leur reprocher, c'est d'avoir devancé leur époque et d'être nés trente ans trop tôt. Ceux-là, Madame, sont les vrais républicains. »
- Je n'ai pas besoin de vous demander, me dit la reine, si c'est à ceux-là que vous appartenez.
- Hélas ! Madame, lui répondis-je, je ne puis pas me vanter tout à fait de cet honneur. Oui, certes, à eux toutes mes sympathies ; mais, au lieu de me laisser emporter à mon sentiment, j'en ai appelé à ma raison ; j'ai voulu faire pour la politique ce que Faust a fait pour la science : descendre et toucher le fond. Je suis resté un an plongé dans les abîmes du passé ; j'y étais entré avec une opinion instinctive, j'en suis sorti avec une conviction raisonnée. Je vis que la révolution de 1830 nous avait fait faire un pas, il est vrai, mais que ce pas nous avait conduits tout simplement de la monarchie aristocratique à la monarchie bourgeoise, et que cette monarchie bourgeoise était une ère qu'il fallait épuiser avant d'arriver à la magistrature populaire. Dès lors, Madame, sans rien faire pour me rapprocher du gouvernement dont je m'étais éloigné, j'ai cessé d'en être l'ennemi, je le regarde tranquillement poursuivre sa période, dont je ne verrai probablement pas la fin ; j'applaudis à ce qu'il fait de bon, je proteste contre ce qu'il fait de mauvais. Mais tout cela sans enthousiasme et sans haine. Je ne l'accepte ni ne le récuse ; je le subis. Je ne le regarde pas comme un bonheur, mais je le crois une nécessité.
- Mais, à vous entendre, il n'y aurait pas de chance qu'il changeât ?
- Non, Madame.
- Si cependant le duc de Reichstadt n'était point mort et qu'il eût fait une tentative ?
- Il eût échoué, du moins je le crois.
- C'est vrai. J'oubliais qu'avec vos opinions républicaines, Napoléon doit n'être pour vous qu'un tyran.
- Je vous demande pardon, Madame, je l'envisage sous un autre point de vue. à mon avis, Napoléon est un de ces hommes élus dès le commencement des temps et qui ont reçu de Dieu une mission providentielle. Ces hommes, Madame, on les juge non point selon la volonté humaine qui les a fait agir, mais selon la sagesse divine qui les a inspirés ; non pas selon l'œuvre qu'ils ont faite, mais selon le résultat qu'elle a produit. Quand leur mission est accomplie, Dieu les rappelle ; ils croient mourir, ils vont rendre compte.
- Et, selon vous, quelle était la mission de l'empereur ?
- Une mission de liberté.
- Savez-vous que tout autre que moi vous en demanderait la preuve ?
- Et je la donnerais, même à vous.
- Voyons. Vous n'avez point idée à quel degré cela m'intéresse.
- Lorsque Napoléon, ou plutôt Bonaparte apparut à nos pères, Madame, la France sortait, non pas d'une république, mais d'une révolution. Dans un de ces accès de fièvre politique, elle s'était jetée si fort en avant des autres nations, qu'elle avait rompu l'équilibre du monde. Il fallait un Alexandre à ce Bucéphale, un Androclès à ce lion. Le 13 Vendémiaire les mit face à face : la révolution fut vaincue. Les rois, qui auraient dû reconnaître un frère au canon de la rue Saint-Honoré, crurent avoir un ennemi dans le dictateur du 18 Brumaire ; ils prirent pour le consul d'une république celui qui était déjà le chef d'une monarchie, et, insensés qu'ils étaient, au lieu de l'emprisonner dans une paix générale, ils lui firent une guerre européenne. Alors Napoléon appela à lui tout ce qu'il y avait de jeune, de brave et d'intelligent en France, et le répandit sur le monde. Homme de réaction pour nous, il se trouva être en progrès sur les autres. Partout où il passa, il jeta aux vents le blé des révolutions : l'Italie, la Prusse, l'Espagne, le Portugal, la Pologne, la Belgique, la Russie elle-même ont tour à tour appelé leurs fils à la moisson sacrée. Et lui, comme un laboureur fatigué de sa journée, il a croisé les bras et les a regardés faire du haut de son roc de Saint-Hélène. C'est alors qu'il eut une révélation de sa mission divine et qu'il laissa tomber de ses lèvres la prophétie d'une Europe républicaine.
- Et croyez-vous, reprit la reine, que si le duc de Reichstadt ne fût pas mort, il eût continué l'œuvre de son père ?
- à mon avis, Madame, les hommes comme Napoléon n'ont pas de père et n'ont pas de fils ; ils naissent, comme des météores, dans le crépuscule du matin, traversent d'un horizon à l'autre le ciel qu'ils illuminent, et vont se perdre dans le crépuscule du soir.
- Savez-vous que ce que vous dites là est peu consolant pour ceux de sa famille qui conserveraient quelque espérance ?
- Cela est ainsi, Madame, car nous ne lui avons donné une place dans notre ciel qu'à la condition qu'il ne laisserait pas d'héritier sur la terre.
- Et cependant, il a légué son épée à son fils.
- Le don lui a été fatal, Madame, et Dieu a cassé le testament.
- Mais vous m'effrayez, car son fils, à son tour, l'a léguée au mien.
- Elle sera lourde à porter à un simple officier de la Confédération suisse.
- Oui, vous avez raison, car cette épée, c'est un sceptre.
- Prenez garde de vous égarer, Madame. J'ai bien peur que vous ne viviez dans cette atmosphère trompeuse et enivrante qu'emportent avec eux les exilés. Le temps, qui continue de marcher pour le reste du monde, semble s'arrêter pour les proscrits. Ils voient toujours les hommes et les choses comme ils les ont quittés, et cependant les hommes changent de face et les choses d'aspect. La génération qui a vu passer Napoléon revenant de l'île d'Elbe s'éteint tous les jours, Madame, et cette marche miraculeuse n'est déjà plus un souvenir, c'est un fait historique.
- Ainsi, vous croyez qu'il n'y a plus d'espoir pour la famille Napoléon de rentrer en France ?
- Si j'étais le roi, je la rappellerais demain.
- Ce n'est point ainsi que je veux dire.
- Autrement, il y a peu de chances.
- Quel conseil donneriez-vous à un membre de cette famille qui rêverait la résurrection de la gloire et de la puissance napoléoniennes ?
- Je lui donnerais le conseil de se réveiller.
- Et s'il persistait, malgré ce premier conseil, qui, à mon avis aussi, est le meilleur, et qu'il vous en demandât un second ?
- Alors, Madame, je lui dirais d'obtenir la radiation de son exil, d'acheter une terre en France, de se faire élire député, de tâcher, par son talent, de disposer de la majorité de la Chambre, et de s'en servir pour déposer Louis-Philippe et se faire élire roi à sa place.
- Et vous pensez, reprit la duchesse de Saint-Leu en souriant avec mélancolie, que tout autre moyen échouerait ?
- J'en suis convaincu.
La duchesse soupira. En ce moment, la cloche sonna le déjeuner ; nous nous acheminâmes vers le château, pensifs et silencieux. Pendant tout le retour, la duchesse ne m'adressa point une seule parole. Mais, en arrivant au seuil de la porte, elle s'arrêta, et, me regardant avec une expression indéfinissable d'angoisse :
- Ah ! me dit-elle, j'aurais bien voulu que mon fils fût ici, et qu'il entendît ce que vous venez de me dire.

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