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Chapitre LIX
Kœnigsfelden

Le lendemain, nous partîmes au point du jour. Ma nuit avait été un long cauchemar où la réalité se mêlait avec le rêve ; il me semblait que mon lit avait conservé le mouvement du bateau. Je me sentais attiré par la cataracte ; puis, au moment d'être précipité, ce n'était plus moi que le danger menaçait, c'était sir Williams : je l'avais revu les bras croisés et les yeux au ciel, et le pauvre garçon avait bouleversé tout mon sommeil. Qu'était devenu son corps ? Le Rhin le roulerait-il jusqu'à l'océan, et l'océan le jetterait-il aux rives de l'Angleterre, qu'il avait quittées si désespéré et auxquelles il retournait guéri ? Je traversai le pont qui sépare le grand-duché de Bade du canton d'Argovie, mais je m'arrêtai au milieu pour jeter un dernier regard sur le Rhin : à travers le brouillard qui nous enveloppait, j'apercevais jusqu'à une certaine distance ses vagues bouillonnantes et il me semblait à tout instant qu'au sommet de ces vagues, j'allais voir se dresser le corps de ce pauvre Blundel ; je ne pouvais m'arracher des bords du fleuve, il me semblait qu'en les abandonnant je perdais un suprême espoir. Enfin, il fallut me décider ; je jetai un dernier regard, un dernier adieu sur le cours du fleuve, et je pris la route de Baden.
Pendant une heure, je marchai au milieu de ce brouillard ; puis, enfin, vers les huit ou neuf heures du matin, cette voûte mate et froide s'échauffa et jaunit dans un coin, quelques pâles rayons percèrent la nuée. Bientôt, elle se déchira par bandes et s'en alla, rasant le sol, formant des vallées dont les parois semblaient solides et des montagnes de vapeurs qu'on eût cru pouvoir gravir. Peu à peu cette mer de nuages se souleva, monta doucement, et découvrant d'abord les vignes, puis les arbres, puis les montagnes. Enfin, toutes ces îles flottantes sur la mer du ciel se confondirent dans son azur et finirent par se mêler et se perdre dans les flots limpides de l'éther.
Alors se déroula devant moi une route riante et gracieuse, qui vint, riche de toutes les coquetteries de la nature, essayer de me distraire des émotions de la veille ; les prairies avec leur fraîcheur, les arbres avec leur murmure, la montagne avec ses cascades tentèrent de me faire oublier le crime du fleuve. Je me retournai vers lui ; lui seul continuait à charrier une masse de vapeurs ; lui seul, comme un tyran, essayait de se cacher à la vue de Dieu. Je ne sais comment une idée aussi bizarre me vint, je ne sais comment elle prit une réalité dans mon esprit ; mais le fait est que je fis plusieurs lieues sous cette préoccupation que toute ma raison ne pouvait écarter. Ainsi est fait l'orgueil de l'homme, toujours prompt à croire, avec ses souvenirs instinctifs et despotiques de l'éden, qu'il est le souverain de la Terre et que tous les objets de la Création sont ses courtisans. J'arrivai ainsi, à travers un pays délicieux, à la ville de Baden.
Je mis à profit le temps que l'aubergiste me demanda pour préparer mon dîner, et je montai sur le vieux château qui domine la ville. C'est encore une de ces grandes aires féodales dispersées par la colère du peuple. Cette forteresse, qu'on appelait le rocher de Bade, resta entre les mains de la maison d'Autriche jusqu'en 1415, époque à laquelle les Confédérés s'en emparèrent et se vengèrent, en la démolissant, de ce que ses murs avaient offert si longtemps un asile imprenable à leurs oppresseurs, qui y résolurent les campagnes de Morgarten et de Sempach. Du sommet de ces ruines, qui, du reste, n'offrent point d'autre intérêt, on domine toute la ville, rangée aux deux côtés de la Limmat, et qui, avec ses maisons blanches et ses contrevents verts, semble sortir des mains des peintres et des maçons. Au second plan, des collines boisées qui semblent le marchepied des glaciers, et enfin, à l'horizon, comme une denture gigantesque, les pics déchirés et neigeux des grandes Alpes, depuis la Jungfrau jusqu'au Garnich.
Comme rien de bien curieux ne me retenait à Bade, que j'avais fait un assez long séjour à Aix pour avoir épuisé la curiosité que pouvait m'inspirer le mystère des eaux thermales, je me contentai de jeter un coup d'œil sur celles qui bouillonnent au milieu du cours de la Limmat. Leur chaleur, qui est de trente-huit degrés, est due, dit-on, au gypse et à la marne recouverts de couches de pierres calcaires dont est formé le Legerberg, au travers duquel elles filtrent. Je donne cette opinion pour ce qu'elle vaut, en me hâtant toutefois d'en décliner la responsabilité.
Ce qui, du reste, m'attirait comme un aimant, c'était le désir de visiter le lieu où avait été assassiné l'empereur Albert, et que les descendants de ses ennemis ont appelé Kœnigsfelden ou le Champ du Roi. Ce champ, situé, comme nous l'avons dit, sur les rives de la Reuss, s'étend jusqu'à Windisch, l'ancienne Vindonissa des Romains fondée par Germanicus lors de ses campagnes sur le Rhin. La ville antique, dont il ne reste aujourd'hui d'autres ruines que celles qui sont cachées sous terre, couvrait tout l'espace qui s'étend de Hausen à Gebistorf, et se trouvait ainsi à cheval sur la Reuss, au confluent de l'Aar et de la Limmat. Quinze jours avant mon arrivée, un laboureur avait, avec sa charrue, effondré un vieux tombeau, et y avait trouvé les restes d'un casque, d'un bouclier et d'une de ces épées de cuivre que les Espagnols seuls savaient tremper dans l'èbre, et auxquelles ils donnaient un tranchant supérieur à celui du fer et de l'acier.
C'est sur l'emplacement même où expira l'empereur Albert, qu'Agnès de Hongrie, sa fille, éleva le couvent de Kœnigsfelden. à l'endroit où pose l'autel, s'élevait le chêne contre lequel l'empereur assis s'adossait, lorsque Jean de Souabe, son neveu, lui perça la gorge d'un coup de lance. Agnès fit déraciner l'arbre, tout teint qu'il était du sang de son père, et elle en fit faire un coffre dans lequel elle enferma les habits de deuil qu'elle jura de porter tout le reste de sa vie.
Tout alentour du chœur, sont les portraits de vingt-sept chevaliers à genoux et priant. Ces chevaliers sont les nobles tués à la bataille de Sempach. Parmi ces fresques, est un buste ; ce buste est celui du duc Léopold, qui voulut mourir avec eux. Ce chœur, éclairé par onze fenêtres dont les vitraux coloriés sont des merveilles de la fin du XVe siècle, est séparé de l'église par une cloison ; on passe de l'un dans l'autre, et l'on se trouve au pied du tombeau de l'empereur Albert. Il est de forme carrée, entouré d'une balustrade en bois peint, aux quatre coins et aux quatre colonnes de laquelle sont appendues les armoiries des membres de la famille impériale qui dorment près de leur chef.
C'est qu'outre l'empereur Albert, qui a perdu la vie ici, cette pierre recouvre, dit l'inscription de la balustrade, « sa femme, madame élisabeth, née à Keindten ; sa fille, madame Agnès, ci-devant reine de Hongrie, ensuite aussi notre seigneur, le duc Léopold, qui a été tué à Sempach. »
Autour de ces cadavres impériaux, gisent les reliques ducales et princières du duc Léopold le Vieux, de sa femme Catherine de Savoie, de sa fille Catherine de Habsbourg, du duc de Lussen, du duc Henry et de sa femme élisabeth de Vernburg, celles du duc Frédéric, fils de l'empereur Frédéric de Rome, et de son épouse élisabeth, duchesse de Lorraine.
Puis encore, autour de ceux-là et sous les dalles armoriées qui les couvrent, dorment soixante chevaliers aux casques couronnés tués à la bataille de Sempach ; enfin, dans les chapelles environnantes, et formant un cadre digne de cet ossuaire, reposent, à droite, sept comtes de Habsbourg et deux comtes de Griffenstein, et, à gauche, quatre comtes de Lauffenbourg et cinq comtes de Reinach et de Brandis.
Il en résulte que, si aujourd'hui Dieu permettait que l'empereur Albert se soulevât sur sa tombe, et réveillât la cour mortuaire qui l'entoure, ce serait certes le plus noble et le mieux accompagné de tous les rois qui, à cette heure, portent un sceptre et une couronne.
Au moment où je foulais aux pieds toutes ces cendres féodales, l'homme qui m'accompagnait vit que l'heure des vêpres était arrivée, et, quoique personne ne dût venir à cet appel, il sonna la cloche, la même qui fut donnée au couvent par Agnès. J'allai à lui et lui demandai si l'on allait célébrer un office divin.
- Non, me répondit-il, je sonne les vêpres pour les morts ; laissons-leur leur église.
Nous sortîmes.
Cet homme sonne ainsi trois fois par jour : la première à l'heure de la messe, la seconde à l'heure des vêpres, et la troisième à l'heure de l'angélus.
Nous passâmes dans le couvent de Sainte-Claire, où est située la chambre à coucher où Agnès entra, le cœur plein de jeunesse et de vengeance, à l'âge de vingt-sept ans, resta plus d'un demi-siècle à prier, et sortit, comme elle le dit elle-même, purgée de toute souillure, pour rejoindre son père, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.
Sur le panneau, en dehors de la porte de cette chambre, est peint en pied le portrait du fou de la reine, qui s'appelait Heinrick et qui était du canton d'Uri. Sans doute ce portrait est une allusion aux joies, aux plaisirs, aux vanités du monde qu'Agnès, en entrant dans la retraite, laissait en dehors de sa cellule.
Cette cellule resta triste, nue et austère comme celle du plus sévère cénobite tant que l'habita la fille d'Albert. Dans un cabinet, au pied du lit, est encore le coffre grossier taillé dans le chêne où la religieuse orpheline serrait ses habits de deuil. En certains endroits, l'écorce a été respectée : ce sont ceux qui étaient tachés de sang. Après la mort d'Agnès, cette cellule fut habitée par Cécile de Keinach qui, après avoir perdu son mari et ses frères à Sempach, vint à son tour demander asile au couvent et consolation à Dieu. Ce fut elle qui fit peindre dans cette même cellule les portraits des vingt-sept chevaliers agenouillés dont les fresques de la chapelle ne sont que des copies.
La journée s'avançait, il était trois heures ; j'avais vu à Kœnigsfelden tout ce qui est curieux à voir. Je remontai dans la voiture que j'avais prise à Bade ; car je désirais arriver le même soir à Aarau. Cependant, quelque diligence que je me fusse promis de faire, au bout d'une heure, j'arrêtai ma voiture au pied du Wulpesberg : c'est qu'à son sommet, s'élève le château de Habsbourg, et que je ne voulais pas passer si près du berceau des Césars modernes sans le visiter.
Ce château est situé sur une montagne longue et étroite ; il en reste une tour tout entière qui, grâce à son architecture carrée et massive, est parfaitement conservée, quoiqu'elle date du XIe siècle ; une des salles, dont les boiseries, grâce au temps et à la fumée, sont devenues noires comme de l'ébène, conserve encore des restes des sculptures. Au flanc de la tour, s'est cramponné un bâtiment irrégulier qui se soutient à elle ; il est habité par une famille de bergers qui a fait une écurie de la salle d'armes du grand Rodolphe. Par un vieil instinct de faiblesse et par une antique habitude d'obéissance, quelques cabanes sont venues se grouper autour de ces ruines qui furent la demeure du premier né de la maison d'Autriche. Un nom et quelques pierres couvertes de chaume, voilà ce qui reste du château et des propriétés de celui dont la descendance a régné cinq cents ans, et ne s'est éteinte qu'avec Marie-Thérèse.
L'homme qui habite ces ruines et qui s'en est constitué le cicerone me fit voir, de l'une des fenêtres orientales, une petite rivière qui coule dans la vallée, et à laquelle se rattache une tradition assez curieuse. Un jour que Rodolphe de Habsbourg revenait de Mellingen, monté sur un magnifique cheval, il aperçut sur ses bords un prêtre portant le viatique : les pluies avaient enflé le torrent et le saint homme ne savait comment le franchir. Il venait de se déterminer à se déchausser pour passer la rivière à gué, lorsque le comte arriva près de lui, sauta à bas de son cheval, mit un genou en terre pour recevoir la bénédiction de l'homme de Dieu, puis, l'ayant reçue, lui offrit sa monture. Le prêtre accepta, passa la rivière à cheval ; le comte le suivit à pied jusqu'au lit du mourant, et assista l'officiant dans la sainte cérémonie. Le viatique administré, le prêtre sortit et voulut rendre au comte Rodolphe le cheval qu'il lui avait prêté ; mais le religieux seigneur refusa, et, comme le prêtre insistait :
- à Dieu ne plaise ! mon père, répondit le comte, que j'ose jamais me servir d'un cheval qui a porté mon Créateur ! Gardez-le donc, mon père, comme un gage de ma dévotion à votre saint ordre : il appartient désormais à votre église.
Dix ans plus tard, le pauvre prêtre était devenu chapelain de l'archevêque de Mayance, et le comte Rodolphe de Habsbourg était prétendant à l'empire. Or, le prêtre se souvint que son seigneur s'était humilié devant lui, et il voulut lui rendre les honneurs qu'il en avait reçus. Sa place lui donnait un grand crédit sur l'archevêque ; celui-ci en avait à son tour sur les électeurs. Rodolphe de Habsbourg obtint la majorité et fut élu empereur de Rome.
Vers la fin du XVe siècle, les confédérés vinrent mettre le siège devant le château de Habsbourg. Il était commandé par un gouverneur autrichien qui se défendit jusqu'à la dernière extrémité. Plusieurs fois les Suisses lui avaient offert une capitulation honorable, mais il avait constamment refusé ; enfin, pressé par la famine, il envoya un parlementaire. Il était trop tard : ses ennemis, sachant à quel état de détresse la garnison était réduite, repoussèrent toute proposition, et exigèrent des assiégés qu'ils se rendissent à discrétion ; alors la femme du gouverneur demanda la libre sortie pour elle, avec la permission d'emporter ce qu'elle avait de plus précieux.
Cette permission lui fut accordée. Aussitôt les portes s'ouvrirent, et elle sortit du château, emportant son mari sur ses épaules. Les Suisses, esclaves de leur parole, la laissèrent passer ; mais, à peine avait-elle déposé à terre celui que cette pieuse ruse avait sauvé, qu'il la poignarda, pour qu'il ne fût pas dit qu'un chevalier avait dû la vie à une femme.
Malgré tout ce que je pus faire de questions à mon cicerone, je n'en pus obtenir une troisième légende. En conséquence, voyant qu'il était au bout de son érudition, je regagnai ma voiture au jour tombant ; un quart d'heure après, je traversais l'établissement de bains de Schiznach, et j'arrivai à Aarau encore assez à temps pour me faire conduire à la meilleure coutellerie de la ville.
On m'avait beaucoup vanté ce produit de la capitale de l'Argovie, et, d'après cette réputation, je me serais fait un scrupule de passer au milieu d'une industrie aussi célèbre sans en emporter un échantillon. Aussi, quelque maigre que fût ma bourse, et quoique je ne dusse retrouver de l'argent qu'à Lausanne, je résolus de faire un sacrifice, convaincu qu'une occasion pareille ne se rencontrerait jamais. En conséquence, j'achetai, pour la somme de dix francs, une paire de rasoirs renfermés dans leur cuir, et, enchanté de mon emplette, je revins à l'hôtel pour en faire l'essai.
En passant la lame de l'instrument barbificateur sur le cuir destiné à en adoucir le mordant, je m'aperçus que le manche de ce cuir portait une adresse. J'en fus enchanté, afin de pouvoir la donner à ceux de mes amis qui viendraient en Suisse et voudraient, comme moi, profiter de la circonstance pour se monter en rasoirs à la coutellerie d'Aarau. Voici cette adresse :
à LA FLOTTE.
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FRANçOIS BERNARD
FABRICANT DE RASOIRS ET DE CUIRS,
RUE SAINT-DENIS, 74,
à PARIS.
Ce sont les meilleurs rasoirs que j'aie jamais rencontrés.

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