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Chapitre LXVI
Pauline

Cette narration terminée, je priai le maître de poste de visiter les pieds de ses deux chevaux, de peur qu'il ne leur arrivât en route le même accident qu'à la monture de saint Georges. Puis, cette inspection finie, nous partîmes au grand trot sur une de ces routes sablées comme des allées de jardin anglais, qui, depuis l'occupation française, sillonnent le Piémont.
Il est impossible de rêver pour péristyle à l'Italie une route plus charmante. Pendant deux lieues de plaines qui paraissent plus fraîches et plus gracieuses encore après cette terrible vallée de Gondo, l'on arrive à la Villa ; car, comme on le voit, tous les noms finissent par une douce voyelle. Puis les maisons blanches succèdent aux chalets gris ; les toits font place aux terrasses, la vigne grimpe aux arbres de la route, enjambe le chemin, et se balance en berceau. Au lieu des paysannes goitreuses du Valais, on rencontre à chaque pas de jolies vendangeuses au teint pâle, aux yeux veloutés, au parler rapide et doux. Le ciel est pur, l'air est tiède, et l'on reconnaît, comme dit Pétrarque, la terre aimée de Dieu ; la terre sainte, la terre heureuse, que les invasions barbares, les discordes civiles n'ont pu dépouiller des dons qu'elle avait reçus du ciel. Une chose cependant s'opposait à ce que je les appréciasse dans toute leur étendue : j'étais seul.
C'est une chose triste que d'être seul en voyage, que de n'avoir personne qui partage nos émotions de joie ou de crainte. Aussi passai-je devant la vallée d'Anzasca sans presque m'arrêter, et cependant, au fond de ses sinuosités, au-dessus de ses vertes collines, s'élève, comme le géant chargé de veiller sur ces jardins enchantés, le mont Rose, l'Adamastor de l'Italie. Une lieue plus loin, en rapprochant de Fariolo, et tandis que je regardais, à ma droite, une de ces dernières filles des Alpes qui vont mourir en collines et en monticules, au bord des lacs qu'elles teignent de leur ombre, je vis se détacher du front de la montagne quelque chose comme un grain de sable qui s'en vint, roulant sur les pentes, bondissant par-dessus les ravins, grossissant toujours à mesure qu'il s'approchait, et finit par se changer en un rocher qui, passant avec le bruit de la foudre et pareil à une avalanche de pierres, traversa la route à trente pas de la voiture, et, arrivé au bout de sa force d'impulsion, alla s'arrêter contre un orme qu'il courba ; j'enviai presque le postillon qui avait eu peur pour ses chevaux.
Espérer ou craindre pour un autre est la seule chose qui donne à l'homme le sentiment complet de sa propre existence.
J'arrivai au crépuscule sur les bords du lac Majeur, et je m'arrêtai à Baveno dans une charmante auberge de granit rose, tout entourée d'orangers et de lauriers-roses. Au-dehors, c'était un palais enchanté ; au-dedans, c'était déjà une auberge italienne.
Une auberge italienne est une habitation assez tolérable encore l'été ; mais l'hiver, attendu qu'aucune précaution n'a encore été prise contre le froid, c'est quelque chose dont on ne peut se faire aucune idée. On arrive glacé, on descend de voiture, on demande une chambre ; le maître de la maison, sans se déranger de sa sieste, fait signe au garçon de vous conduire. Vous le suivez, dans la confiance que vous allez trouver un abri. Erreur : vous entrez dans un énorme galetas aux murs blancs, dont l'aspect seul vous fait frissonner. Vous parcourez des yeux votre nouvelle demeure, votre vue s'arrête sur une petite fresque : elle représente une femme nue, en équilibre au bout d'une arabesque ; rien que de la voir, vous grelottez. Vous vous retournez vers le lit, vous voyez qu'on le couvre d'une espèce de châle en coton et d'une courtepointe de basin blanc : alors les dents vous claquent. Vous cherchez de tous côtés la cheminée, l'architecte l'a oubliée ; il faut en prendre votre parti. En Italie, on ne sait pas ce que c'est que le feu : l'été, on se chauffe au soleil, l'hiver, au Vésuve ; mais, comme il fait nuit et que vous êtes à quatre-vingts lieues de Naples, vous vous empressez de fermer les fenêtres. Cette opération accomplie, vous vous apercevez que les carreaux sont cassés ; vous en bouchez un avec votre mouchoir roulé en tampon, vous murez l'autre avec une serviette tendue en voile. Vous vous croyez enfin barricadé contre le froid ; alors vous voulez fermer votre porte, la serrure manque; vous poussez votre commode contre, et vous commencez à vous déshabiller. à peine avez-vous ôté votre redingote, que vous sentez un vent coulis atroce : ce sont les panneaux qui ont joué et qui ne touchent ni du haut ni du bas. Alors, vous détachez les rideaux des fenêtres et vous en faites des rouleaux ; puis, quand tout est bien calfeutré, quand vous le croyez, du moins, vous faites le tour de votre appartement avec votre bougie. Un dernier courant d'air, que vous n'avez pas encore senti, vous la souffle dans les mains. Vous cherchez une sonnette, il n'y en a pas ; vous frappez du pied pour faire monter quelqu'un, votre plancher donne sur l'écurie. Vous dérangez votre commode, vous tirez vos rideaux de leurs fentes, vous rouvrez votre porte, et vous appelez : peine perdue, tout le monde dort. Et, quand on dort, on ne se réveille pas, en Italie : c'est aux voyageurs de se procurer eux-mêmes ce dont ils ont besoin... Et comme, à tout prendre, c'est encore de votre lit que vous avez le plus à faire, vous le gagnez à tâtons, vous vous couchez, suant d'impatience, et vous vous réveillez roide de froid.
L'été, c'est autre chose. Tous les inconvénients que nous venons de signaler disparaissent pour faire place à un seul, mais qui, à lui seul, les vaut tous : aux moustiques. Il n'est point que vous n'ayez entendu parler de ce petit animal qui affectionne particulièrement le bord de la mer, des lacs et des étangs ; il est à nos cousins du Nord ce que la vipère est à la couleuvre. Malheureusement, au lieu de fuir l'homme et de se cacher dans les endroits déserts comme celle-ci, il a le goût de la civilisation, la société le réjouit, la lumière l'attire. Vous avez beau tout fermer, il entre par les trous, par les fentes, par les crevasses : le plus sûr est de passer la soirée dans une autre chambre que celle où l'on doit passer la nuit ; puis, à l'instant même où l'on compte se coucher, de souffler sa bougie et de s'élancer vivement dans l'autre pièce. Malheureusement, le moustique a les yeux du hibou et le nez de l'hyène ; il vous voit dans la nuit, il vous suit à la piste, si toutefois, pour être plus sûr encore de son affaire, il ne se pose pas sur vos cheveux. Alors, vous croyez l'avoir mis en défaut, vous vous avancez en tâtonnant vers votre couchette, vous renversez un guéridon chargé de vieilles tasses de porcelaine que, le lendemain, on vous fera payer pour neufs ; vous faites un détour pour ne pas vous couper les pieds sur les tessons, vous atteignez votre lit, vous soulevez avec précaution la moustiquaire qui l'enveloppe, vous vous glissez sous votre couverture comme un serpent, et vous vous félicitez de ce que, grâce à ce faisceau de précautions, vous avez acheté une nuit tranquille. L'erreur est douce, mais courte. Au bout de cinq minutes, vous entendez un petit bourdonnement autour de votre figure : autant vaudrait entendre le rauquement du tigre et le rugissement du lion. Vous avez renfermé votre ennemi avec vous. Apprêtez-vous à un duel acharné : cette trompette qu'il sonne est celle d'un combat à outrance. Bientôt le bruit cesse : c'est le moment terrible ; votre ennemi est posé où ? Vous n'en savez rien ; à la botte qu'il va vous porter, il n'y a pas de parade. Tout à coup, vous sentez la blessure, vous y portez vivement la main, votre adversaire a été plus rapide encore que vous, et, cette fois, vous l'entendez qui sonne la victoire. Le bourdonnement infernal enveloppe votre tête de cercles fantastiques et irréguliers dans lesquels vous essayez vainement de le saisir, puis, une seconde fois, le bruit cesse. Alors votre angoisse recommence, vous portez les mains partout où il n'est pas, jusqu'à ce qu'une nouvelle douleur vous indique où il était jadis, où il était, car, au moment où vous croyez l'avoir écrasé comme un scorpion sur la plaie, l'atroce bourdonnement recommence. Cette fois, il vous semble un ricanement diabolique et moqueur. Vous y répondez par un rugissement concentré, vous vous apprêtez à le surprendre partout où il va se poser. Vous étendez les deux mains, vous leur donnez tout le développement dont elles sont susceptibles, vous tendez vous-même la joue à votre adversaire, vous voulez l'attirer sur cette surface charnue que la paume de votre main emboîterait si exactement. Le bourdonnement cesse, vous retenez votre haleine, vous suspendez les battements de votre cœur, vous croyez sentir, en mille endroits différents, s'enfoncer la trompe acérée. Tout à coup, la douleur se fixe à la paupière ; vous ne calculez rien, vous ne pensez qu'à la vengeance, vous vous appliquez sur l'œil un coup de poing à assommer un bœuf, vous voyez trente-six chandelles. Mais ce n'est rien que tout cela, si votre vampire est mort ; un instant, vous en avez l'espoir et vous remerciez Dieu qui vous a accordé la victoire. Une minute après, le bourdonnement satanique recommence. Oh ! alors vous rompez toute mesure, votre imagination se monte, votre tête s'exaspère, vous sortez de votre couverture, vous ne prenez plus aucune précaution contre l'attaque, vous vous levez tout entier dans l'espoir que votre antagoniste commettra quelque imprudence, vous vous battez le corps des deux mains comme un laboureur bat la gerbe avec un fléau. Puis enfin, après trois heures de lutte, sentant que votre tête se perd, que votre esprit s'égare, sur le point de devenir fou, vous retombez, anéanti, épuisé de fatigue, écrasé de sommeil ; vous vous assoupissez enfin. Votre ennemi vous accorde une trêve, il est rassasié : le moucheron fait grâce au lion ; le lion peut dormir.
Le lendemain, vous vous réveillez, il fait grand jour. La première chose que vous apercevez, c'est votre infâme moustique cramponné à votre rideau et le corps rouge et gonflé du plus pur de votre sang. Vous éprouvez un mouvement d'effroyable joie, vous approchez la main avec précaution, et vous l'écrasez le long du mur comme Hamlet Polonius ; car il est tellement ivre, qu'il ne cherche pas même à fuir. En ce moment, votre domestique entre, vous regarde avec stupéfaction, et vous demande ce que vous avez sur l'œil. Vous vous faites apporter un miroir, vous y jetez les yeux, vous ne vous reconnaissez pas vous-même : ce n'est plus vous, c'est quelque chose de monstrueux, quelque chose comme Vulcain, comme Caliban, comme Quasimodo.
Heureusement, j'abordais l'Italie dans une bonne époque : les moustiques étaient déjà partis, et la neige n'était point encore venue. Je n'hésitai donc pas à ouvrir ma fenêtre toute grande. Elle donnait sur le lac : j'ai rarement vu un plus ravissant spectacle.
La lune s'élevait derrière Lugano, au milieu d'une atmosphère calme et limpide ; elle montait à l'horizon comme un globe d'argent, et, à mesure qu'elle montait, elle éclairait le paysage de sa pâle lumière. Dans le lointain, elle se jouait confusément au milieu d'objets inconnus et sans forme auxquels je ne pouvais donner un nom, ne sachant ni si c'étaient des nuages, des montagnes, des villages ou des vapeurs. Les montagnes qui bordent le lac s'étendaient entre elle et moi ainsi qu'un paravent gigantesque dont les sommets étincelaient comme s'ils étaient couronnés de neige et dont les flancs et la base, couverts d'ombres, descendaient jusqu'au lac, brunissant les flots dans lesquels ils se réfléchissaient. Quant au reste de l'immense nappe limpide et unie, c'était un miroir de vif-argent au milieu duquel s'élevaient, comme trois points sombres, les trois îles Borromées qui, se découpant à la fois sur le ciel et dans l'eau, semblaient des nuages noirs cloués sur un fond d'azur étoilé d'or.
Au-dessous de ma fenêtre, se prolongeait, jusqu'à la route, une terrasse couverte de fleurs. J'y descendis afin de jouir plus complètement de ce spectacle, et je me trouvai dans une forêt de roses, de grenades et d'orangers. Je cessai machinalement quelques branches fleuries en me laissant inonder de ce sentiment mélancolique qu'éprouve toute organisation impressionnable au milieu d'une belle nuit calme et silencieuse, et dont aucun bruit humain ne vient troubler la religieuse et solennelle sérénité.
Au milieu de cette quiétude de la nature, il semble que le temps, endormi comme les hommes, cesse de marcher, que la vie s'arrête et se repose, que les heures de la nuit sommeillent, les ailes repliées ; qu'elles ne se réveilleront qu'au jour, et qu'alors seulement le monde continuera de vieillir.
Je restai une heure, à peu près, tout entier à ce spectacle, portant alternativement mes yeux de la terre au ciel, et sentant monter du lac une fraîcheur nocturne délicieuse. Du fond d'un massif d'arbres dont les pieds trempaient dans l'eau et dont les cimes peu élevées, mais épaisses, se détachaient sur un fond argenté, un oiseau chantait par intervalles comme le rossignol de Juliette. Puis, tout à coup, l'éclat perlé de sa voix s'arrêtait à la fin d'une roulade ; et comme son chant était le seul son qui veillât, aussitôt qu'il cessait de chanter, tout redevenait silencieux de son silence. Dix minutes après, il reprenait son hymne sans aucun motif de le reprendre, comme il l'avait interrompu sans aucune raison de l'interrompre. C'était quelque chose de frais, de nocturne et de mystérieux, parfaitement en harmonie avec l'heure et le paysage ; c'était une mélodie qui devait être écoutée comme je l'écoutais, au clair de la lune, au pied des montagnes, au bord d'un lac.
Pendant un intervalle de silence, je distinguai le roulement lointain d'une voiture ; il venait du côté de Domo-d'Ossola et me rappelait qu'il y avait sur la terre d'autres êtres que moi et l'oiseau qui chantait pour Dieu. En ce moment, il reprit son harmonieuse prière, et je ne songeai plus à rien qu'à l'écouter ; puis il cessa son chant, et j'entendis de nouveau la voiture plus rapprochée : elle venait rapidement, mais point si rapidement encore cependant que mon mélodieux voisin ne pût recommencer son concert. Mais, cette fois, à peine eut-il terminé, que j'aperçus, au tournant de la route, la chaise de poste, que je distinguai à ses deux lanternes brillantes dans l'ombre, et qui s'avançait comme si elle avait eu les ailes d'un dragon, dont elle semblait avoir les yeux. à deux cents pas de l'auberge, le postillon se mit à faire bruyamment claquer son fouet afin d'avertir de son arrivée. En effet, j'entendis quelque mouvement dans l'écurie, au-dessus de laquelle était ma chambre ; la voiture s'arrêta au-dessous de la terrasse que je dominais.
La nuit était si belle, si douce et si étoilée, quoique nous fussions déjà la la fin de l'automne, que les voyageurs avaient abaissé la capote de la calèche. Ils étaient deux, un jeune homme et une jeune femme : la jeune femme, enveloppée dans un manteau, la tête renversée et les yeux au ciel ; le jeune homme la soutenant dans ses bras. En ce moment, le postillon sortit avec les chevaux, et la fille de l'auberge, avec les lumières. Elle les approcha des voyageurs, et, d'où j'étais, perdu et caché au milieu des orangers et des lauriers-roses qui garnissaient la terrasse, je reconnus Alfred de N... et Pauline.
Pauline, mais si changée encore depuis Pfeffers, Pauline si mourante que ce n'était plus qu'une ombre ; le même souvenir qui m'avait déjà passé dans l'esprit s'y présenta de nouveau. J'avais vu autrefois cette femme belle et dans sa fleur ; aujourd'hui si pâle et si fanée, elle allait sans doute chercher en Italie une atmosphère plus douce, un air plus vivace et le printemps éternel de Naples ou de Palerme. Je ne voulus pas la contrarier en me montrant à elle, et cependant je désirais qu'elle sût bien que quelqu'un priait pour sa vie. Je pris une carte de visite dans ma poche, j'écrivis derrière avec mon crayon : Dieu garde les voyageurs, console les affligés et guérisse les souffrants ! Je mis ma carte dans le bouquet que j'avais cueilli, et je laissai tomber le bouquet sur les genoux d'Alfred. Il se pencha vers la lanterne de la voiture pour regarder l'objet qui lui arrivait ainsi ; il regarda ma carte, reconnut mon nom, lut ma prière ; puis, cherchant des yeux où je pouvais être et ne me découvrant pas, il fit de la main un signe de remerciement et d'adieu ; et, voyant les chevaux attelés, il cria au postillon :
- En avant !
La voiture repartit avec la rapidité de la flèche et disparut au premier angle du chemin. J'écoutai son roulement jusqu'à ce qu'il s'éteignît, puis je me retournai du côté où chantait l'oiseau ; mais j'attendis vainement.
C'était peut-être l'âme de cette pauvre enfant qui était déjà remontée au ciel.

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