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Chapitre VIII
Le bifteck d'ours

J'arrivai à l'hôtel de la poste, à Martigny, vers les quatre heures du soir.
- Pardieu ! dis-je au maître de la maison en posant mon bâton ferré dans l'angle de la cheminée et en ajustant mon chapeau de paille au bout de mon bâton, il y a une rude trotte de Bex ici.
- Six petites lieues de pays, monsieur.
- Oui, qui en font douze de France, à peu près. Et d'ici à Chamouny ?
- Neuf lieues.
- Merci. Un guide demain à six heures du matin.
- Monsieur va à pied ?
- Toujours.
Et je vis que, si mes jambes gagnaient quelque chose en considération dans l'esprit de notre hôte, c'était certainement au dépens de ma position.
- Monsieur est artiste ? continua mon hôte.
- à peu près.
- Monsieur dîne-t-il ?
- Tous les jours, et religieusement.
En effet, comme les tables d'hôte sont assez chères en Suisse, et que chaque dîner coûte quatre francs, prix fait d'avance et sur lequel on ne peut rien rabattre, j'avais longtemps, dans mes projets d'économie, essayé de rattraper quelque chose sur cet article. Enfin, après de longues méditations, j'étais parvenu à trouver un terme moyen entre la rigidité scrupuleuse des hôteliers et le cri de ma conscience : c'était de ne me lever de table qu'après avoir mangé pour une valeur comparative de six francs ; de cette manière, mon dîner ne me coûtait que quarante sous. Seulement, en me voyant acharné à l'œuvre et m'entendant dire : Garçon, le second service ! l'hôte marmottait entre ses dents :
- Voilà un Anglais qui parle fort joliment le français !
Vous voyez que le maître de l'auberge de Martigny n'était pas doué de la science physiognomonique de son compatriote Lavater, puisqu'il osait me faire cette question au moins impertinente : « Monsieur dîne-t-il ? »
Lorsqu'il eut entendu ma réponse affirmative :
- Monsieur est bien tombé aujourd'hui, continua-t-il ; nous avons encore de l'ours.
- Ah ! ah ! fis-je médiocrement flatté du rôti, est-ce que c'est bon, votre ours ?
L'hôtelier sourit en secouant la tête avec un mouvement de haut en bas qui pouvait se traduire ainsi : « Quand vous en aurez goûté, vous ne voudrez plus manger d'autre chose. »
- Très bien, continuai-je. Et à quelle heure votre table d'hôte ?
- à cinq heures et demie.
Je tirai ma montre, il n'était que quatre heures dix minutes.
- C'est bon, dis-je à part moi, j'aurai le temps d'aller voir le vieux château.
- Monsieur veut-il quelqu'un pour le conduire et pour lui expliquer de quelle époque il est ? me dit l'hôte, répondant à mon aparté.
- Merci, je trouverai mon chemin tout seul ; quant à l'époque à laquelle remonte votre château, ce fut Pierre de Savoie, surnommé le Grand, qui, si je ne me trompe, le fit élever vers la fin du XIIe siècle.
- Monsieur sait notre histoire aussi bien que nous.
Je le remerciai pour l'intention, car il était évident qu'il croyait me faire un compliment.
- Oh ! reprit-il, c'est que notre pays a été fameux autrefois ; il avait un nom latin, il a soutenu de grandes guerres, et il a servi de résidence à un empereur de Rome.
- Oui, repris-je en laissant, comme le professeur du Bourgeois gentilhomme, tomber négligemment la science de mes lèvres ; oui, Martigny est l'Octodurum des Celtes, et ses habitants actuels sont les descendants des Véragrians dont parlent César, Pline, Strabon et Tite-Live, qui les appellent même demi-Germains. Cinquante ans environ avant Jésus-Christ, Sergius Galba, lieutenant de César, y fut assiégé par les Sédunois : l'empereur Maximien y voulut faire sacrifier son armée aux faux dieux, ce qui donna lieu au martyre de saint Maurice et de toute la légion Thébéenne ; enfin, lorsque Petronius, préfet du prétoire, fut chargé de diviser les Gaules en dix-sept provinces, il sépara le Valais de l'Italie, et fit de votre ville la capitale des Alpes Pennines, qui devaient former, avec la Tarentaise, la septième province viennoise. N'est-ce pas cela, mon hôte ?
Mon hôte était stupéfait d'admiration. Je vis que mon effet était produit ; je m'avançai vers la porte ; il se rangea contre le mur, le chapeau à la main, et je passai fièrement devant lui, fredonnant aussi faux que cela est possible :
Viens, gentille dame ;
Paris, je t'attends !
Je n'avais pas descendu dix marches, que j'entendis mon homme crier à tue-tête au garçon :
- Préparez pour monseigneur le no 3.
C'était la chambre où avait couché Marie-Louise lorsqu'elle passa à Martigny en 1829.
Ainsi mon pédantisme avait porté le fruit que j'en espérais. Il m'avait valu le meilleur lit de l'auberge, et, depuis que j'avais quitté Genève, les lits faisaient ma désolation.
C'est qu'il faut vous dire que les lits suisses sont composés purement et simplement d'une paillasse et d'un sommier sur lequel on étend, en le décorant du titre de drap, une espèce de nappe si courte, qu'elle ne peut ni se replier à l'extrémité inférieure, sous le matelas, ni se rouler à l'extrémité supérieure, autour du traversin, de sorte que les pieds et la tête en peuvent jouir alternativement, il est vrai, mais jamais tous deux à la fois. Ajoutez à cela que, de tous côtés, le crin sort roide et serré à travers la toile, ce qui produit sur la peau du voyageur le même effet à peu près que s'il était couché sur une immense brosse à tête.
C'est donc bercé par l'espérance d'une bonne nuit que je fis dans la ville et dans les environs une tournée d'une heure et demie, espace de temps suffisant pour voir tout ce qu'offre de remarquable l'ancienne capitale des Alpes Pennines.
Lorsque je rentrai, les voyageurs étaient à table : je jetai un coup d'œil rapide et inquiet sur les convives ; toutes les chaises se touchaient et toutes étaient occupées, je n'avais pas de place !...
Un frisson me courut par tout le corps, je me retournai pour chercher mon hôte.
- Et moi, lui dis-je, et moi, malheureux ?...
- Tenez, me dit-il en m'indiquant du doigt une petite table à part, tenez, voici votre place ; un homme comme vous ne doit pas manger avec tous ces gens-là.
Oh ! le digne Octodurois ! et je l'avais soupçonné !...
C'est qu'elle était merveilleusement servie, ma petite table. Quatre plats formaient le premier service, et au milieu était un bifteck d'une mine à faire honte à un bifteck anglais !...
Mon hôte vit que ce bifteck absorbait mon attention. Il se pencha mystérieusement à mon oreille :
- Il n'y en aura pas de pareil pour tout le monde, me dit-il.
- Qu'est-ce donc que ce bifteck ?
- Du filet d'ours ! rien que cela !
J'aurais autant aimé qu'il me laissât croire que c'était du filet de bœuf. Je regardais machinalement ce mets si vanté qui me rappelait ces malheureuses bêtes que, tout petit, j'avais vues, rugissantes et crottées, avec une chaîne au nez et un homme au bout de la chaîne, danser lourdement, à cheval sur un bâton, comme l'enfant de Virgile ; j'entendais le bruit mat du tambour sur lequel l'homme frappait, le son aigu du flageolet dans lequel il soufflait ; et tout cela ne me donnait pas pour la chair tant vantée que j'avais devant les yeux une sympathie bien dévorante. J'avais pris le bifteck sur mon assiette, et j'avais senti, à la manière triomphante dont ma fourchette s'y était plantée, qu'il possédait au moins cette qualité qui devait rendre les moutons de mademoiselle Scudéri si malheureux. Cependant, j'hésitais toujours, le tournant et retournant sur les deux faces rissolées, lorsque mon hôte, qui me regardait sans rien comprendre à mon hésitation, me détermina par un dernier Goûtez-moi cela et vous m'en direz des nouvelles.
En effet, j'en coupai un morceau gros comme une olive, je l'imprégnai d'autant de beurre qu'il était capable d'en éponger, et, en écartant mes lèvres, je le portai à mes dents, plutôt par une mauvaise honte que dans l'espoir de vaincre ma répugnance. Mon hôte, debout derrière moi, suivait tous mes mouvements avec l'impatience bienveillante d'un homme qui se fait un bonheur de la surprise que l'on va éprouver. La mienne fut grande, je l'avoue. Cependant, je n'osai tout à coup manifester mon opinion, je craignais de m'être trompé ; je recoupai silencieusement un second morceau d'un volume double à peu près du premier, je lui fis prendre la même route avec les mêmes précautions, et, quant il fut avalé :
- Comment ! c'est de l'ours ? dis-je.
- De l'ours.
- Vraiment ?
- Parole d'honneur.
- Eh bien, c'est excellent.
Au même instant, on appela à la grande table mon digne hôte, qui, rassuré par la certitude que j'avais fait honneur à son mets favori, me laissa en tête-à-tête avec mon bifteck. Les trois quarts avaient déjà disparu lorsqu'il revint, et, reprenant la conversation où il l'avait interrompue :
- C'est, me dit-il, que l'animal auquel vous avez affaire était une fameuse bête.
J'approuvai d'un signe de tête.
- Pesant trois cent vingt !
- Beau poids !
Je ne perdais pas un coup de dent.
- Qu'on n'a pas eu sans peine, je vous en réponds.
- Je crois bien !
Je portai mon dernier morceau à ma bouche.
- Ce gaillard-là a mangé la moitié du chasseur qui l'a tué.
Le morceau me sortit de la bouche comme repoussé par un ressort.
- Que le diable vous emporte ! dis-je en me retournant de son côté, de faire de pareilles plaisanteries à un homme qui dîne !...
- Je ne plaisante pas, monsieur, c'est vrai comme je vous le dis.
Je sentais mon estomac se retourner.
- C'était, continua mon hôte, un pauvre paysan du village de Fouly nommé Guillaume Mona. L'ours, dont il ne reste plus que ce petit morceau que vous avez là sur votre assiette, venait toutes les nuits voler ses poires, car à ces bêtes tout est bon. Cependant, il s'adressait de préférence à un poirier chargé de crassanes. Qui est-ce qui se douterait qu'un animal comme ça a les goûts de l'homme, et qu'il ira choisir dans un verger justement les poires fondantes ? Or, le paysan de Fouly préférait aussi, par malheur, les crassanes à tous les autres fruits. Il crut d'abord que c'étaient des enfants qui venaient faire du dégât dans son clos ; il prit en conséquence son fusil, le chargea avec du gros sel de cuisine, et se mit à l'affût. Vers les onze heures, un rugissement retentit dans la montagne. « Tiens, dit-il, il y a un ours dans les environs. » Dix minutes après, un second rugissement se fit entendre, mais si puissant, si rapproché, que Guillaume pensa qu'il n'aurait pas le temps de gagner sa maison, et se jeta à plat ventre contre terre, n'ayant plus qu'une espérance, que c'était pour ses poires et non pour lui que l'ours venait. Effectivement, l'animal parut presque aussitôt au coin du verger, s'avança en droite ligne vers le poirier en question, passa à dix pas de Guillaume, monta lestement sur l'arbre, dont les branches craquaient sous le poids de son corps, et se mit à y faire une consommation telle, qu'il était évident que deux visites pareilles rendraient la troisième inutile. Lorsqu'il fut rassasié, l'ours descendit lentement, comme s'il avait du regret d'en laisser, repassa près de notre chasseur, à qui le fusil chargé de sel ne pouvait pas être dans cette circonstance d'une grande utilité, et se retira tranquillement dans la montagne. Tout cela avait duré une heure, à peu près, pendant laquelle le temps avait paru plus long à l'homme qu'à l'ours. Cependant, l'homme était un brave... et il avait dit tout bas en voyant l'ours s'en aller :
« - C'est bon, va-t-en ; mais ça ne se passera pas comme ça ; nous nous reverrons.
» Le lendemain, un de ses voisins qui vint le visiter le trouva occupé à scier en lingots les dents d'une fourche.
» - Qu'est-ce que tu fais donc là ? lui dit-il.
» - Je m'amuse, répondit Guillaume.
» Le voisin prit les morceaux de fer, les tourna et les retourna dans sa main en homme qui s'y connaît, et, après avoir réfléchi un instant :
» - Tiens, Guillaume, dit-il, si tu veux être franc, tu avoueras que ces petits chiffons de fer sont destinés à percer une peau plus dure que celle d'un chamois.
» - Peut-être, répondit Guillaume.
» - Tu sais que je suis bon enfant, reprit François (c'était le nom du voisin), eh bien, si tu veux, à nous deux l'ours ; deux hommes valent mieux qu'un.
» - C'est selon, dit Guillaume.
» Et il continua de scier son troisième lingot.
» - Tiens, continua François, je te laisserai la peau, à toi tout seul, et nous ne partagerons que la prime et la chair.
» - J'aime mieux tout, dit Guillaume.
» - Mais tu ne peux pas m'empêcher de chercher la trace de l'ours dans la montagne, et, si je la trouve, de me mettre à l'affût sur son passage.
» - Tu es libre.
» Et Guillaume, qui avait achevé de scier ses trois lingots, se mit, en sifflant, à mesurer une charge de poudre double de celle que l'on met ordinairement dans une carabine.
» - Il paraît que tu prendras ton fusil de munition ? dit François.
» - Un peu ! trois lingots de fer sont plus sûrs qu'une balle de plomb.
» - Cela gâte la peau.
» - Cela tue plus roide.
» - Et quand comptes-tu faire ta chasse ?
» - Je te dirai cela demain.
» - Une dernière fois, tu ne veux pas ?
» - Non.
» - Je te préviens que je vais chercher la trace.
» - Bien du plaisir.
» - à nous deux, dis ?
» - Chacun pour soi.
» - Adieu, Guillaume !
» - Bonne chance, voisin !
» Et le voisin, en s'en allant, vit Guillaume mettre sa double charge de poudre dans son fusil de munition, y glisser ses trois lingots, et poser l'arme dans un coin de sa boutique. Le soir, en repassant devant la maison, il aperçut, sur le banc qui était près de la porte, Guillaume assis et fumant tranquillement sa pipe. Il vint à lui de nouveau.
» - Tiens, lui dit-il, je n'ai pas de rancune. J'ai trouvé la trace de notre bête ; ainsi je n'ai plus besoin de toi. Cependant, je viens te proposer encore une fois de faire à nous deux.
» - Chacun pour soi, dit Guillaume.
» C'est le voisin qui m'a raconté cela avant-hier, continua mon hôte, et il me disait :
» - Concevez-vous, capitaine, car je suis capitaine dans la milice, concevez-vous ce pauvre Guillaume ? Je le vois encore sur son banc, devant sa maison, les bras croisés, fumant sa pipe, comme je vous vois. Et quand je pense enfin !... »
- Après ? dis-je, intéressé vivement par ce récit qui réveillait toutes mes sympathies de chasseur.
- Après, continua mon hôte, le voisin ne peut rien dire de ce que fit Guillaume dans la soirée.
« à dix heures et demie, sa femme le vit prendre son fusil, rouler un sac de toile grise sous son bras et sortir. Elle n'osa lui demander où il allait ; car Guillaume n'était pas homme à rendre des comptes à sa femme.
» François, de son côté, avait véritablement trouvé la trace de l'ours ; il l'avait suivie jusqu'au moment où elle s'enfonçait dans le verger de Guillaume, et, n'ayant pas le droit de se mettre à l'affût sur les terres de son voisin, il se plaça entre la forêt de sapins qui est à mi-côte de la montagne et le jardin de Guillaume.
» Comme la nuit était assez claire, il vit sortir celui-ci par sa porte de derrière. Guillaume s'avança jusqu'au pied d'un rocher grisâtre qui avait roulé de la montagne jusqu'au milieu de son clos, et qui se trouvait à vingt pas tout au plus du poirier, s'y arrêta, regarda autour de lui si personne ne l'épiait, déroula son sac, entra dedans, ne laissant sortir par l'ouverture que sa tête et ses deux bras, et, s'appuyant contre le roc, se confondit bientôt tellement avec la pierre, par la couleur de son sac et l'immobilité de sa personne, que le voisin, qui savait qu'il était là, ne pouvait pas même le distinguer. Un quart d'heure se passa ainsi dans l'attente de l'ours. Enfin un rugissement prolongé l'annonça. Cinq minutes après, François l'aperçut.
» Mais, soit par ruse, soit qu'il eût éventé le second chasseur, il ne suivait pas sa route habituelle ; il avait au contraire décrit un circuit, et, au lieu d'arriver à la gauche de Guillaume, comme il avait fait la veille, cette fois il passait à sa droite, hors de la portée de l'arme de François, mais à dix pas tout au plus du bout du fusil de Guillaume.
» Guillaume ne bougea pas. On aurait pu croire qu'il ne voyait pas même la bête sauvage qu'il était venu guetter, et qui semblait le braver en passant si près de lui. L'ours, qui avait le vent mauvais, parut de son côté ignorer la présence d'un ennemi, et continua lestement son chemin vers l'arbre. Mais, au moment où, se dressant sur ses pattes de derrière, il embrassait le tronc de ses pattes de devant, présentant à découvert sa poitrine que ses épaisses épaules ne protégeaient plus, un sillon rapide de lumière brilla tout à coup contre le rocher, et la vallée entière retentit du coup de fusil chargé à double charge et du rugissement que poussa l'animal mortellement blessé.
» Il n'y eut peut-être pas une seule personne dans tout le village qui n'entendît le coup de fusil de Guillaume et le rugissement de l'ours.
» L'ours s'enfuit, repassant sans l'apercevoir à dix pas de Guillaume, qui avait rentré ses bras et sa tête dans son sac et qui se confondait de nouveau avec le rocher.
» Le voisin regardait cette scène appuyé sur ses genoux et sur sa main gauche, serrant sa carabine de la main droite, pâle et retenant son haleine. Pourtant, c'est un crâne chasseur ! Eh bien, il m'a avoué que, dans ce moment-là, il aurait autant aimé être dans son lit qu'à l'affût.
» Ce fut bien pis quand il vit l'ours blessé, après avoir fait un circuit, chercher à reprendre sa trace de la veille, qui le conduisait droit à lui. Il fit un signe de croix, car ils sont pieux, nos chasseurs, recommanda son âme à Dieu, et s'assura que sa carabine était armée. L'ours n'était plus qu'à cinquante pas de lui, rugissant de douleur, s'arrêtant pour se rouler et se mordre le flanc à l'endroit de sa blessure, puis reprenant sa course.
» Il approchait toujours. Il n'était plus qu'à trente pas. Deux secondes encore, et il venait se heurter contre le canon de la carabine du voisin, lorsqu'il s'arrêta tout à coup, aspira bruyamment le vent qui venait du côté du village, poussa un rugissement terrible, et rentra dans le verger.
» - Prends garde à toi, Guillaume, prends garde ! s'écria François en s'élançant à la poursuite de l'ours et oubliant tout pour ne penser qu'à son ami ; car il vit bien que, si Guillaume n'avait pas eu le temps de recharger son fusil, il était perdu ; l'ours l'avait éventé.
» Il n'avait pas fait dix pas, qu'il entendit un cri. Celui-là, c'était un cri humain, un cri de terreur et d'agonie tout à la fois ; un cri dans lequel celui qui le poussait avait rassemblé toutes les forces de sa poitrine, toutes ses prières à Dieu, toutes ses demandes de secours aux hommes :
» - à moi !...
» Puis rien, pas même un plainte ne succéda au cri de Guillaume.
» François ne courait pas, il volait ; la pente du terrain précipitait sa course. Au fur et à mesure qu'il approchait, il distinguait plus clairement la monstrueuse bête qui se mouvait dans l'ombre, foulant aux pieds le corps de Guillaume et le déchirant par lambeaux.
» François était à quatre pas d'eux, et l'ours était si acharné à sa proie, qu'il n'avait pas paru l'apercevoir. Il n'osait pas tirer, de peur de tuer Guillaume, s'il n'était pas mort ; car il tremblait tellement, qu'il n'était plus sûr de son coup. Il ramassa une pierre et la jeta à l'ours.
» L'animal se retourna furieux contre son nouvel ennemi ; ils étaient si près l'un de l'autre, que l'ours se dressa sur ses pattes de derrière pour l'étouffer ; François le sentit bourrer avec son poitrail le canon de sa carabine. Machinalement il appuya le doigt sur la gâchette ; le coup partit.
» L'ours tomba à la renverse : la balle lui avait traversé la poitrine et brisé la colonne vertébrale.
» François le laissa se traîner en hurlant sur ses pattes de devant et courut à Guillaume. Ce n'était plus un homme, ce n'était plus même un cadavre. C'étaient des os et de la chair meurtrie, la tête avait été dévorée presque entièrement.
» Alors, comme il vit, au mouvement des lumières qui passaient derrière les croisées, que plusieurs habitants du village étaient réveillés, il appela à plusieurs reprises, désignant l'endroit où il était. Quelques paysans accoururent avec des armes, car ils avaient entendu les cris et les coups de feu. Bientôt tout le village fut assemblé dans le verger de Guillaume.
» Sa femme vint avec les autres. Ce fut une scène horrible . Tous ceux qui étaient là pleuraient comme des enfants.
» On fit pour elle, dans toute la vallée du Rhône, une quête qui rapporta sept cents francs. François lui abandonna sa prime, fit vendre à son profit la peau et la chair de l'ours. Enfin chacun s'empressa de l'aider et de la secourir. Tous les aubergistes ont même consenti à ouvrir une liste de souscription, et, si monsieur veut y mettre son nom... »
- Je crois bien ! donnez vite.
Je venais d'écrire mon nom et d'y joindre mon offrande, lorsqu'un gros gaillard blond, de moyenne taille, entra : c'était le guide qui devait me conduire le lendemain à Chamouny, et qui venait me demander l'heure du départ et le mode du voyage. Ma réponse fut aussi courte que précise.
- à cinq heures du matin et à pied.

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