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Bouillon


Il n'y a pas de bonne cuisine sans bon bouillon ; la cuisine française, la première de toutes les cuisines, doit sa supériorité à l'excellence du bouillon français ; cette excellence résulte d'une espèce d'intuition donnée je ne dirai pas à nos cuisinières, mais à nos femmes du peuple.
Rivarol disait à des gourmands de Lubeck et d'Hambourg en laissant son assiette de potage aux trois quarts pleine : « Messieurs, il n'y a pas en France une garde-malade ni une portière qui ne sache faire du meilleur bouillon que le plus habile cuisinier de vos trois villes hanséatiques. Dans ma jeunesse j'habitais ma ville natale, Villers-Cotterêts ; elle est entourée d'une magnifique forêt où le duc de Bourbon venait faire de très belles chasses au sanglier ; mon cousin était inspecteur de la forêt ; ayant entendu un jour le duc de Bourbon me dire chez lui :
« Monsieur Dumas, votre père et moi avons échangé quelques bons coups de sabre dans notre jeunesse », il m'invita désormais à dîner chez lui toutes les fois que le duc de Bourbon y dînait c'est-à-dire toutes les fois qu'il venait chasser à Villers-Cotterêts.
Un jour le prince racontait qu'en sortant de France en 89, il était allé demander l'hospitalité au prince-évêque de Passau ; ce dernier la lui avait donnée avec la fastueuse hospitalité des prélats souverains ; au premier dîner le prince de Condé s'écria :
« Ah ! par ma foi voilà de bonne soupe, passez-moi encore quelques cuillerées.
- Monseigneur, répondit le prince-évêque, je ferai ordonner que pendant tout le temps que vous passerez chez moi, on y soigne beaucoup les potages ; la nation française est une nation soupière.
- Et bouillonnante, monseigneur, répondit le vieil émigré et de son dernier bouillon elle m'a flanqué à la porte. »
Nous allons donc en recueillant toutes les autorités, dire quels sont les principes de la viande auxquels le bouillon emprunte sa sapidité ; ces principes sont la fibrine, la gélatine, l'osmazôme, la graisse, et l'albumine.

La fibrine.
La fibrine est insoluble, la fibre est ce qui compose le tissu de la chair et ce qui se présente à l'oeil après la cuisson ; la fibre résiste à l'eau bouillante, et conserve sa forme quoique dépouillée d'une partie de ses enveloppes ; quand un morceau de viande a longtemps bouilli dans un grand volume d'eau, ce qui en reste est à peu près de la fibrine pure.
La gélatine diminue à mesure qu'on avance en âge, à 90 ans les os ne sont plus qu'une espèce de marbre imparfait ; c'est ce qui les rend si cassants, et fait une loi de prudence aux vieillards d'éviter toute occasion de chute. Les os sont principalement composés de gélatine et de phosphate de chaux.
L'osmazôme est cette partie éminemment sapide de viande qui est soluble à l'eau froide et qui se distingue de la partie extractive en ce que cette dernière n'est soluble que dans l'eau bouillante ; c'est l'osmazôme qui fait la valeur des bons potages, c'est lui qui en se caramélisant forme le roux des viandes, c'est par lui que se forme le rissole des rôtis, enfin c'est par lui que sort le fumet de la venaison et du gibier.
L'osmazôme se tire surtout des animaux adultes à chair noire qu'on est convenu d'appeler chair faite ; on n'en trouve point ou presque point dans l'agneau, le cochon de lait, les poulets, et même dans le blanc des plus grosses volailles ; c'est la présence de l'osmazôme, dit Brillat-Savarin, qui a fait chasser tant de cuisiniers convaincus de distraire le bouillon, c'est elle qui a fait adopter les croûtes au pot comme confortatif dans le bain et qui a fait inventer au chanoine Chevrier des marmites fermant à clef ; c'est le même à qui on ne servait jamais des épinards le vendredi qu'autant qu'ils avaient été cuits le dimanche et remis chaque jour sur le feu avec une nouvelle addition de beurre frais. Enfin c'est pour ménager cette substance, quoique encore inconnue, que s'est introduite la maxime que pour faire de bon bouillon, la marmite ne devait que sourire. L'albumine. Se trouve dans la chair et dans le sang, elle ressemble au blanc de l'oeuf, elle se coagule à une chaleur au- dessous de 40 degrés, c'est ce que l'on rejette du pot au feu, sous le nom d'écume.
La graisse est une huile insoluble dans l'eau, elle se forme dans les interstices du tissu cellulaire, et s'agglomère quelquefois en masse dans les animaux prédisposés, comme les cochons, les volailles, les ortolans, et les bec-figues ; si dans un pot-au-feu on ne voulait tirer que le bouillon, on pourrait tout simplement la hacher, la manier dans l'eau froide et la faire chauffer lentement jusqu'à ébullition ; par là on dépouillerait la viande de tous ses principes solubles, et on obtiendrait en moins d'une demi-heure un véritable consommé ; c'est ce que nous invitons à faire les personnes chez lesquelles il arrive des convives inattendus, et qui veulent donner un potage a ces convives.
C'est une erreur de croire que les volailles ajoutent, à moins qu'elles ne soient très vieilles ou très grasses, quelque chose à l'osmazôme du bouillon. Le pigeon lorsqu'il est vieux, la perdrix et les lapins rôtis d'avance, le corbeau, en novembre et décembre, ajoutent beaucoup à la sapidité et à l'arôme du bouillon. En général la chair de ces animaux contient tout leur sang, et c'est ce qui fait qu'elle ajoute à la sapidité et à l'arôme du bouillon dans lequel on la met.
Maintenant comme on ne met pas seulement le pot au feu pour avoir du bouillon, mais pour avoir de la viande mangeable qui non seulement peut le premier jour se servir bouillie, mais le lendemain reparaître sous un autre aspect, nous allons indiquer la marche à suivre pour avoir toujours du bon bouillon sans épuiser la viande.
Prenez toujours le plus fort morceau de viande que comporte votre consommation habituelle, plus le morceau sera fort, frais et épais, plus le bouillon se ressentira de ces trois qualités sans compter l'économie de temps et de combustible. Ne lavez pas la viande, ce qui la dépouillerait d'une partie de ses sucs, ficelez-la après en avoir séparé les os, afin qu'elle ne se déforme pas, et mettez dans la marmite un litre d'eau par cinq cents grammes de viande.
Faites chauffer la marmite avec lenteur, il en résultera que l'albumine se dissoudra d'abord, se coagulera ensuite, et comme dans ce premier état elle est plus légère que le liquide, elle s'élèvera à la surface en enlevant les impuretés que votre viande peut contenir ; l'albumine coagulée, ce sont les blancs d'oeufs que l'on emploie pour clarifier les autres substances. L'écume a été d'autant plus abondante que l'ébullition a été plus lente. Il doit s'écouler une heure entre le moment où la marmite a été mise sur le feu et celui où l'écume se rassemble à sa surface.
L'écume bien fournie, il faut l'enlever à l'instant même, l'ébullition de la marmite précipiterait l'écume, ce qui troublerait la transparence du bouillon ; si le feu est bien conduit, on n'a pas besoin de rafraîchir la marmite pour faire monter une nouvelle écume ; lorsque la marmite est bien écumée et qu'elle jette ses premières vagues, on y met les légumes qui consistent en trois carottes, deux panais, trois navets, un bouquet de poireaux et de céleri ficelés ensemble ; n'oubliez pas d'y ajouter trois gros oignons piqués, l'un d'une demi- gousse d'ail et les deux autres d'un clou de girolle ; dans la cuisine de second ordre, mais de second ordre seulement, on donne la couleur au bouillon avec la moitié d'un oignon brûlé, une boule de caramel ou une carotte desséchée ; n'oubliez pas de briser avec un couperet les os qui prennent part à la composition de votre bouillon, qu'ils soient achetés en même temps que le boeuf, ou qu'ils soient des restes du rôti de la veille ; plus ils sont brises en nombreux fragments, plus ils rendent de gélatine.
Il faut sept heures d'ébullition lente et toujours soutenue pour donner au bouillon les qualités requises ; devant un feu de cheminée, régler cette ébullition est une chose presque impossible, mais on y parvient facilement au contraire en employant un fourneau qui doit chauffer constamment le dos de la marmite ; pour diminuer autant que possible l'évaporation, il faut que la marmite reste couverte ; il faut regarder deux fois à la remplir, même lorsqu'on en retire du bouillon, cependant si la viande était à découvert, il faudrait y verser de l'eau bouillante jusqu'à ce que la viande soit baignée, le bouilli en sortant du pot au feu a perdu la moitié de son poids.
Nous comprenons, dit Brillat-Savarin, sous quatre catégories les personnes qui mangent du bouilli.
l - Les personnes qui en mangent parce que leurs parents en mangeaient, et qui suivant cette pratique avec une soumission implicite espèrent bien aussi être imités par leurs enfants.
2 - Les impatients qui abhorrent l'inactivité à table et ont contracté l'habitude de se jeter avidement sur la première matière qui se présente.
3 - Les inattentifs qui, n'ayant pas reçu du ciel le feu sacré, regardent les repas comme les oeuvres d'un travail obligé, mettent sur le même niveau tout ce qui peut les nourrir et sont à table comme l'huître sur son banc.
Enfin, les dévorants qui, doués d'un appétit dont ils cherchent à dissimuler l'étendue, se hâtent de jeter dans leur estomac une première victime pour apaiser le feu gastrique qui les dévore et servir de base aux divers envois qu'ils se proposent d'acheminer vers la même destination. Passons maintenant aux différentes variétés de bouillon.

Bouillon consommé à la régence.
Prenez à nouveau un morceau de boeuf, un morceau de poitrine de mouton, passez-les dans une casserole et faites-les suer, mouillez avec du bouillon, mettez le tout dans la marmite avec des râbles de lapin, une vieille poule, une ou deux perdrix, achevez de remplir votre marmite avec du bouillon, écumez et faites mijoter pendant quelques heures.

Bouillon consommé à l'ancienne mode
qui peut, réduit à moitié, remplacer le jus dans toutes les sauces.
Dégraissez une épaule de mouton, faites-la cuire à moitié à la broche, mettez- la dans la marmite avec un bon morceau de boeuf, un vieux chapon bien en chair, quelques carottes, oignons, navets, un panais et un pied de céleri, mouillez avec du bouillon de la veille.
Bouillon consommé à la moderne.
Mettez à la marmite un morceau de tranche de boeuf, un jarret de veau, une poule, un vieux coq, un lapin de garenne ou une vieille perdrix, mouillez le tout avec un peu de bouillon, faites bouillir encore ce consommé, écumez-le, rafraîchissez-le de temps en temps, mettez des légumes : carottes, oignons, céleri, persil, ciboules, ail et clous de girofle ; faites bouillir cinq heures à feu doux. Tamisez dans un linge fin.

Grand bouillon.
Si vous avez un grand dîner, il vous faut avoir du bouillon en assez grande quantité pour mouiller vos sauces et confectionner vos potages ; mettez alors dans une grande marmite une pièce de boeuf, culotte ou poitrine, joignez-y les débris ou parures de toutes vos viandes de boucherie, boeuf, veau, mouton, tous les abatis, carcasses, cou, volaille et gibier dont vous aurez levé les chairs pour faire des entrées ; mettez sur un feu modéré cette marmite qui doit être aux trois quarts seulement remplie d'eau, écumez-la doucement, rafraîchissez-la chaque fois que vous enlèverez l'écume, jusqu'à ce que le bouillon soit parfaitement limpide ; mettez-y sel, navets, carottes, oignons, trois clous de girolle, poireaux, conduisez-le aussi lentement que possible, et passez dans un linge fin.

Bouillon conservé.
Faites bouillir votre bouillon soir et matin dans les plus fortes chaleurs, et le bouillon se conservera. - Faites bouillir avec adjonction d'un morceau de charbon de bois, qui empêchera le consommé de surir. Note de M. Vuillemot.
Tout bouillon dans lequel il n'entre pas de viande n'est pour nous qu'un potage. Nous renvoyons donc tous les bouillons maigres et tous les bouillons de santé au mot Potage.


Bouillon. cuisine italienne.
Nous avons dit que tous les peuples, excepté le peuple français, ignoraient l'art de faire du bouillon ; les Italiens, nos plus proches voisins, vont nous donner la preuve de ce que nous avons avancé ; nulle part on ne mange de plus mauvais potage qu'en Italie, mais cependant comme nous nous sommes engagés à donner des spécimens de toutes les cuisines, donnons quelques recettes sur la manière de faire ce bouillon en Italie.
Le but que l'on doit se proposer lorsqu'on veut faire du bon bouillon est d'abord de se procurer trois choses qui sont nécessaires à sa confection : une chair saine et entremêlée de gras et de maigre, un feu ménagé pour toujours faire marcher le pot au feu d'un mouvement pareil, enfin, de ne jamais allonger avec de l'eau le bouillon que l'on confectionne. Quand le bouillon est bon, il doit être de couleur blonde dorée, il faut en enlever la graisse, passer le reste par l'étamine et avec ce bouillon tremper la soupe. Vous voyez que le cuisinier milanais ne vous fatigue pas de détails ; les diverses parties alimentaires que fournit la viande et la quantité qu'elle en fournit, il n'en est pas même question.
Maintenant, quelle est la viande que recommande d'abord ce cuisinier pour faire de bon potage ? C'est la viande de veau.
Prenons donc et offrons à nos lecteurs le bouillon de veau qui ne sert chez nous qu'aux malades.
Prenez un morceau de veau, mettez-le dans une casserole avec un morceau de lard, et laissez-le une demi-heure sur les charbons ardents, ayant soin de le tourner sur tous les côtés, au point qu'il ait pris une couleur d'or ; pour l'aider à prendre cette couleur, accompagnez-le d'un morceau de lard, après quoi préparez le pot au feu plein d'eau bouillante, jetez-y votre veau roussissant, adjoignez-y des carottes, des oignons, un morceau de boeuf pour donner une certaine puissance au bouillon et faites-le frissonner lentement.
Quand le bouillon sera destiné à des malades, n'y mettez pas de lard, mais du beurre.

Bouillon de poulet.
Prenez la carcasse d'un poulet maigre, brisez-en les os, faites-le bouillir dans un vase avec une quantité d'eau, une pincée de sel ; le bouillonnement ne durera pas plus d'une heure et vous aurez un bouillon rafraîchissant qui raffermira un estomac débilité.

Bouillon pectoral.
Prenez un poulet, nettoyez-le, mettez dans l'intérieur de celui-ci 31 grammes de semences de melon et de citrouille, 15 grammes d'orge mondé, autant de riz et de sucre, faites bouillir le tout dans deux litres d'eau, prolongez le bouillonnement jusqu'à ce que les deux litres soient réduits à un, faites-le passer par l'étamine, ce bouillon produira des effets excellents sur tous ceux qui sont atteints de faiblesse d'estomac et d'étisie.

Bouillon à la minute.
Il est quelquefois nécessaire, en se trouvant à la campagne, de se procurer immédiatement du bouillon ; voilà une recette pour en faire d'excellent en une demi-heure.
Prenez 600 grammes de viande de boeuf, coupez-la en trois morceaux, ajoutez-y une carotte de demi-grosseur, un oignon, du céleri, des clous de girofle, et mêlez le tout à la viande que vous hacherez en petits morceaux, mettez le tout dans une casserole, versez dessus de l'eau salée, faites bouillir pendant une demi-heure, enlevez l'écume, faites passer dans une étamine, et avec ce bouillon vous pouvez faire un potage au riz de la plus grande sapidité.

Bouillon consommé.
Pour faire ce genre de bouillon, il faut beaucoup de viande, et que, lorsqu'il devient froid, il se réduise en gélatine. Ordinairement les consommés se font avec le reste du gibier et d'autres bonnes chairs qui se préparent pour un grand repas ; vous mettez ces restes dans un pot au feu et vous versez dessus une quantité suffisante de bouillon commun ; puis vous l'écumez promptement, vous mettez dans le pot au feu des carottes, des oignons, quelques clous de girolle, vous faites mijoter votre bouillon et vous le passez à l'étamine sans y mettre de sel.

Bouillon de lapin.
Les chairs du lapin jeune et tendre contiennent toutes les qualités nécessaires pour faire de l'excellent bouillon ; dans quelques pays il est très utile et ne le cède en rien pour la graisse et la salubrité aux meilleurs bouillons de volaille. Le lièvre lui-même n'offre ni la même substance, ni la même salubrité. Le bouillon du lièvre est noir, pesant et indigeste.
Clarifiez le bouillon de lapin avec un pied de veau bien cuit. Vous obtenez ainsi une gelée claire comme un rubis.

Bouillon de perdrix.
Bouillon excellent et chaleureux qui se peut faire avec de bonnes perdrix bouillies lentement pendant trois ou quatre heures dans deux litres d'eau avec un peu de veau pour en adoucir la saveur ; on lui adjoint alors des légumes préparés, puis on le fait passer au tamis et l'on trempe la soupe.
Bouillon de coq.
Pour faire un bouillon de coq, il faut d'abord prendre un coq jeune encore, le faire cuire lentement dans très peu d'eau avec la moitié d'une poule, deux oignons piqués, deux clous de girofle et le laisser sur le feu huit ou dix heures jusqu'à ce que la chair commence à se détacher elle-même des os. On achève alors d'en séparer cette chair, on la met dans un mortier, on en exprime tout le jus au tamis, et l'on en boit un verre chaque heure.
Ce bouillon est restaurant, mais il a le défaut d'échauffer le sang.
Tout cela, vous le voyez, est de la cuisine de pharmacien plutôt que de la cuisine de cuisinier.

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