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Garenne


On entend par garenne un petit bois taillis jeté au milieu d'une plaine ou sur le penchant d'une montagne où se réfugient les lapins à demeure fixe, ou les perdreaux à titre de refuge momentané.
Les lapins de garenne sont ordinairement les meilleurs surtout si la garenne est exposée au levant ou au midi parce que le lapin, qui aime la chaleur et le soleil, hésite à se terrer au nord ; si la garenne appartient à un amateur de chasse, il doit la planter de pruniers sauvages, de fraisiers, de mûriers, de genêts, de groseilliers, de romarins et surtout de genévriers, les perdreaux et les grives étant très friands des fruits de ces arbrisseaux ; il ne faut s'occuper pour le lapin ni d'eau ni de logement, le lapin fait sa maison lui-même, exècre l'eau ; on peuple une garenne en y mettant une douzaine de femelles pleines, au bout de la première année il y aura cinq cents lapins, au bout de la deuxième quatre ou cinq mille.
Je me rappellerai toujours, sous ce rapport, une garenne modèle où j'ai fait mes premières armes avec un des meilleurs hommes et des plus originaux chasseurs que j'aie jamais vus.
Il se nommait l'abbé Fortier, était vicaire et instituteur au village de Béthisy, près Compiègne ; je l'appelais mon oncle, je ne sais pourquoi ; souvent le dimanche ou plutôt le samedi il me disait :
« Lève-toi demain de bonne heure, nous irons déjeuner chez M. de Cambronne. »
Je savais ce que cela voulait dire, et à sept heures du matin je me tenais prêt à accompagner l'abbé Fortier ; à huit heures nous étions arrivés.
Alors l'abbé Fortier laissait retomber sa soutane, déposait son fusil dans la sacristie, y enfermait Finot et venait dire la messe devant les illustres propriétaires du château de la Croix.
C'était moi qui avais l'honneur de servir cette messe. Or l'église était appuyée à la colline sur laquelle s'étendait la garenne, que nous pouvions appeler notre garde-manger, l'abbé Fortier n'en sortant jamais que la carnassière pleine. Un matin que l'abbé disait la messe, il s'interrompit tout à coup, des aboiements furieux venaient du côté de la garenne. « Est-ce que ce n'est pas la voix de Finot que j'entends ? me demanda l'abbé.
- Si fait, mon oncle.
- Eh bien ! comment s'est-il sauvé de la sacristie ?
- Quelqu'un y sera entré et aura laissé la porte ouverte.
- Les imbéciles, dit-il, c'est un lapin qu'il chasse.
- Oui, mon oncle.
- Eh bien, si j'ai un conseil à lui donner, c'est de se taire et bien vite, ou sans cela il est... flambé. »
Mon oncle se servit d'un mot plus expressif qui lui fut sans doute pardonné à cause de son intimité grande avec les puissances célestes.
Mais c'était le jour d'ouverture qu'il fallait entendre l'abbé Fortier ; dès la veille, à la messe basse, il avait adressé ce petit discours à ses paroissiens :
« Mes bons amis, vous savez que ma seule distraction au milieu de vous autres imbéciles, c'est la chasse ; or si demain je vous disais vos deux messes à l'heure ordinaire, c'est-à-dire la première à huit heures du matin et la seconde à dix quand je me mettrais en chasse vers onze heures et demie ou midi, je trouverais le terroir complètement brûlé, attendu que vous êtes tous des braconniers et des vagabonds. Je vous dirai donc votre première messe à six heures du matin, et je vous invite tous à y assister ; je reconnaîtrai ceux qui n'y seront pas et ils auront affaire à moi, donc à demain six heures du matin. »
A cinq heures et demie l'abbé Fortier faisait sonner sa messe, et la messe était à moitié dite quand à six heures les paroissiens arrivaient ; à six heures un quart, la basse messe était dite.
Les paroissiens faisaient un mouvement pour s'en aller. Ta, ta, ta, disait l'abbé Fortier, je vous vois venir, ou plutôt je vous vois en aller ; puisque je vous tiens, c'est pas la peine de vous faire revenir à dix heures, je vais vous dire ma grand-messe tout de suite. »
Et l'abbé disait sa grand-messe en trois quarts d'heure. La grand-messe dite, chacun s'apprêtait à partir.
« Ah çà ! disait l'abbé, n'allez pas vous figurer que je vais quitter la chasse au plus beau moment, c'est-à-dire à deux heures de l'après-midi, pas si bête, nous allons en finir avec vêpres comme nous en avons fini avec la messe basse et la grand-messe ; c'est l'affaire d'un quart d'heure ; soyez tranquilles. »
Et l'abbé disait en effet ses vêpres, de sorte qu'à sept heures et demie, heure excellente pour se mettre en chasse, il avait dit sa messe basse, sa grand messe et ses vêpres.
Pauvre abbé, Dieu fasse paix à son âme, jamais créature humaine n'a été meilleur homme et plus mauvais prêtre. Il mourut à quatre-vingt-dix ans, et nul dans le village n'a oublié son dernier sermon.
« Je vais vous quitter, mes enfants, dit-il ; bêtes le bon Dieu vous a donnés à
moi, bêtes je vous rendrai à lui ; il n'aura pas de reproches à me faire. »
Ce furent ses dernières paroles à ses ouailles.

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