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Léporide


Il y a quelque chose comme six mille ans que l'on reproche aux savants de lutter contre Dieu sans être parvenus à inventer le plus petit animal.
Fatigués, ils se sont mis à l'oeuvre, et, en l'an de grâce 1866, ils ont répondu en inventant le léporide.
Cette fois, non seulement ils faisaient une niche à Dieu, mais encore à M. de Buffon.
M. de Buffon avait dit, en voyant l'antipathie qui existe entre les lièvres et les lapins, malgré la ressemblance qu'il y a dans les deux espèces :
« Jamais les individus ne se rapprocheront. » M. de Buffon se trompait.
L'antipathie qui existe entre le lièvre et le lapin n'était point une antipathie de race, mais une simple antipathie de caractère. Si rien ne se ressemble plus physiquement qu'un lièvre et qu'un lapin, moralement rien ne se ressemble moins. Le lièvre est rêveur, ou plutôt songeur ; il a fixé sa demeure à la surface de la terre : il ne quitte son gîte qu'avec les plus grandes précautions, après avoir tourné dans tous les sens l'entonnoir mobile de ses oreilles. C'est le jour plus particulièrement qu'il fait ses expéditions, ne revenant plus à son gîte quand il en a été chassé deux ou trois fois.
Le lapin, au contraire, va chercher le repos dans un long souterrain creusé par lui, et dont lui seul connaît les détours. Il en sort imprudemment, ne s'inquiétant pas du bruit qu'il fait en en sortant, et c'est presque toujours à la tombée de la nuit qu'il risque ses imprudentes sorties.
Puis, comme il est très friand de trèfle, de blé vert, d'odorant serpolet, il va chercher dans la plaine ces hors-d'oeuvre élégants qui lui manquent dans la forêt : c'est là que le chasseur l'attend à l'affût et lui fait payer son imprudence. On a dit que l'antipathie des lapins et des lièvres était telle, qu'une garenne envahie par des lapins était abandonnée par les lièvres, et vice versa. C'est parfaitement vrai ; mais cela tient à ce que le lapin, libertin et tapageur, dort le jour et veille la nuit, tandis que le lièvre dort la nuit et veille le jour. Il est évident qu'une pareille différence entre les habitudes doit rendre impossible une même habitation par des êtres si différents l'un de l'autre dans leur manière de vivre.
C'est, au contraire, là-dessus que les savants ont compté. Ils ont réuni une portée de lapins et une portée de lièvres, avant que les uns ni les autres eussent les yeux ouverts, et ils les ont nourris du lait d'un animal, de la vache, qui, n'ayant aucun rapport avec eux, ne pouvait leur inculquer, par la nourriture première, des haines préconçues.
Ils mirent ces deux portées dans une pièce sombre où, lorsque les yeux de leurs nourrissons s'ouvrirent, ils ne purent remarquer la légère différence qui existait entre leurs deux espèces.
Les animaux se crurent tous de la même famille, et, bien nourris, n'ayant aucun motif de querelle, vécurent dans une amitié toute fraternelle jusqu'au moment où les premiers besoins de l'amour se firent sentir chez eux, et se substituèrent aux tendresses fraternelles.
Les savants, qui se relayaient pour ne rien perdre du rapprochement jugé impossible par M. de Buffon, virent un jour avec grand plaisir une hase de lapin et un bouquin de lièvre se rapprocher dans des tendresses plus que fraternelles, puis la petite colonie promit bientôt de s'augmenter dans des proportions qui ne laisseraient plus aucun doute sur le croisement de ces deux races qui ne devaient jamais se rapprocher.
Une vingtaine de petits furent le résultat de ce travail mystérieux de la science ; seulement la nature tint bon : les lapins femelles mirent toujours bas huit ou dix petits, tandis que les femelles de lièvre ne mirent au jour que deux levrauts.
Il s'agissait de continuer l'expérience et de donner un démenti complet à M. de Buffon.
M. de Buffon avait dit : « Si, par suite d'une erreur, d'une faiblesse ou d'une violence, il y avait rapprochement entre les deux races, il en naîtrait des métis impuissants à se reproduire. »
On isola de tous autres êtres de leur espèce cette portée anormale, et, à la grande satisfaction des savants, les enfants suivirent l'exemple des pères et se croisèrent entre eux.
Il s'agissait de donner un nom à cette espèce nouvelle : on l'appela léporide ; et on veilla à ce que le croisement se continuât.
Aujourd'hui, nous avons des animaux complètement nouveaux, qui font la joie des savants leurs créateurs, qui leur ont donné le nom de léporides. Ils tiennent à la fois du lièvre et du lapin ; seulement, ils sont plus gros que leurs générateurs et pèsent jusqu'à treize ou quatorze livres.
Leur chair est plus blanche que celle du lièvre et moins blanche que celle du lapin ; on les met indifféremment à toutes les sauces où l'on met les deux quadrupèdes qui ont pris part à leur création, et l'on ne doute pas que, d'ici à deux ou trois ans, ils ne deviennent assez communs pour prendre une place honorable dans nos forêts et sur nos marchés. On m'a même assuré que déjà plusieurs avaient été vus sur les marchés du Mans et de l'Anjou.
Un de ces animaux m'a été envoyé par la Société d'acclimatation, à la condition expresse que je le mangerais. Je puis affirmer que, soit qu'il fût le fils d'un lapin et d'une hase, ou d'une lapine et d'un bouquin, il n'avait dégénéré ni de son père ni de sa mère.

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