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Paon


Excepté dans quelques pays, l'habitude est perdue de servir les paons comme un rôti ordinaire.
Je n'ai mangé du paon qu'une fois dans ma vie ; mais comme il était très jeune et qu'il pouvait correspondre à ce qu'on appelle le poulet de grain, il me parut excellent. J'allais aux fêtes données à Saint-Tropez à propos de l'inauguration de la statue du bailli de Suffren. Nous avions été obligés d'abandonner le chemin de fer et de prendre une voiture particulière. A trois ou quatre lieues de Saint-Tropez, la voiture relayait dans un charmant village dont j'ai oublié le nom, et qui était situé au sommet d'une colline de châtaigniers. Pendant ce temps d'arrêt, je passai la tête par la portière, attiré par une partie de cochonnet que quelques jeunes gens jouaient avec la même passion que je l'ai vu faire à Paris, avant que ce noble jeu, qui ne le cède en rien comme antiquité au jeu de l'oie, ne fût exilé des Champs-Elysées. Les jeunes gens levèrent la tête vers la voiture, pour voir quels étaient les étrangers qui s'intéressaient ainsi à leur jeu, et me reconnurent.
A peine mon nom fut-il prononcé, que la voiture fut entourée, qu'il nous fallut descendre, et qu'entraînés vers un café, force nous fut de prendre un grog avec les indigènes du pays.
Au bout de dix minutes, nous étions devenus tellement amis avec nos nouvelles connaissances que celles-ci ne voulaient plus nous laisser partir, et s'obstinaient à nous retenir à dîner.
Nous n'obtînmes un sursis qu'à la condition que nous reviendrions dîner le mercredi suivant, c'est-à-dire trois jours après. Nous étions au dimanche.
Moyennant notre parole d'honneur donnée, une foule de poignées de main échangées, on consentit à notre départ, en nous annonçant qu'on nous attendrait, le mercredi suivant, jusqu'à huit heures pour dîner, et, s'il le fallait, jusqu'à dix heures pour souper.
Nous assistâmes aux fêtes de Saint-Tropez, et, à deux heures, malgré l'insistance de nos nouvelles connaissances, nous montâmes en voiture, pour tenir nos promesses envers les anciennes.
Une fois en route, ce fut à nous que vint la crainte que notre invitation ne fût oubliée par nos inviteurs, et, dans ce cas, notre résolution était prise, pour leur faire honte, de nous arrêter à l'auberge et d'y dîner portes et fenêtres ouvertes.
Mais cette crainte ne nous tint pas longtemps. Cent pas en avant du village, nous vîmes une sentinelle qui faisait des signaux télégraphiques ayant une signification d'autant plus claire, qu'ils furent terminés par un coup de fusil.
A peine ce coup de fusil fut-il tiré, que la cloche sonna et que nous vîmes le village en masse venir au-devant de nous.
Il n'y avait pas moyen de rester en voiture. Le maire prit le bras de ma fille : le notaire, ce joueur de cochonnet qui m'avait reconnu, et qui, infidèle à une des plus grandes passions qui existât, avait quitté son jeu pour boire un grog avec nous, me donna le bras, et, entourés de toutes les femmes, de tous les enfants réunis à la ronde, nous fîmes notre entrée triomphale dans le village.
Notre étonnement fut grand. Comme dans les beaux jours de Sparte, notre table était dressée sur la place publique. Mais la première chose qui nous réjouit fut de voir qu'au lieu du brouet lacédémonien, la table était chargée de plats du meilleur air, et probablement du meilleur goût, au milieu desquels un paon rôti à qui on avait conservé toutes ses plumes étalait sa queue en éventail et dressait son cou de saphir.
La table était de trente ou quarante couverts, on avait douté du temps, et voilà pourquoi les convives n'étaient pas plus nombreux. Puis, il faut que je l'avoue, peut-être avait-on aussi douté de mon retour. Mais lorsqu'on vit que le temps s'était mis au beau fixe, lorsqu'on fut certain que j'étais arrivé, chacun sortit avec sa table toute servie, et la mit soit devant sa porte, soit à la suite des autres et un quart d'heure après, trois cents convives gesticulaient de leur mieux pour célébrer mon arrivée, qui fut inaugurée par de chaleureux vivats.
A l'époque où la chose arriva, je voulus la raconter, mais pas un journal ne trouva le récit digne de ses colonnes et ne daigna me les ouvrir.
Les journaux ont parfois de ces bienveillances-là, entre eux.
On comprend que ce souvenir du goût de la chair de paon se perdit au milieu de la bruyante réception qui m'était faite. Il me sembla seulement que, dans ce dîner excellent, chaque mets avait atteint toute sa distinction et toute sa sapidité.

Paon rôti à la crème aigre.
Videz et bridez un jeune paon, mettez-le à la broche en l'arrosant de beurre salé et poivré ; puis, lorsqu'il commence à cuire, prenez la valeur de deux verres de crème aigre et l'arrosez avec cette crème ; débridez-le ensuite et le dressez sur un plat, en prenant la même attention de sa toilette que l'on prend de celle du faisan, c'est-à-dire en lui rendant sa queue, sa tête et ses ailes.

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