Sénat, samedi 30 novembre 2002, 15 heures.
Mes chers collègues,
Mesdames, Messieurs, Chers amis,
C'est un moment singulier qui nous réunit et nous unit aujourd'hui,
un moment lourd de symboles, un moment riche d'humanité.
Aujourd'hui,
au Sénat, dans cette prestigieuse salle des conférences,
deux géants de notre conscience républicaine se sont donnés
rendez-vous.
Avant de le retrouver au Panthéon, où il l'attend depuis
117 ans, Victor Hugo, qui fut pair de France et sénateur, accueille
Alexandre Dumas, son « cher compagnon de lutte ».
En favorisant ces retrouvailles anticipées, le Sénat, qui
s'est beaucoup investi dans la commémoration du bicentenaire de
Victor Hugo, a le sentiment de rendre justice à Alexandre Dumas.
Par cette manifestation, le Sénat permet aussi à Victor
Hugo de tenir la promesse qu'il fit au lendemain de la mort d'Alexandre
Dumas : « cette visite qu'il a faite à mon exil, je la rendrai
à son tombeau. »
Victor Hugo faisait allusion à la présence d'Alexandre Dumas
sur le quai d'Anvers lors du départ de « l'homme océan
» pour un exil de dix-huit ans et à la visite qu'il lui rendit,
cinq ans après, à Guernesey.
Alexandre lui dédiera son drame La
Conscience : « Recevez-le comme le témoignage d'une amitié
qui a survécu à l'exil et qui survivra je l'espère
à la mort ».
Hugo lui répondra avec émotion dans Les
Contemplations :
Je n'ai pas oublié le quai d'Anvers, ami
Ni le groupe vaillant, toujours plus raffermi
Toi debout sur le quai, moi debout sur le pont
Vibrants comme deux luths dont la voix se répond
Aussi longtemps qu'on put se voir, nous regardâmes
L'un vers l'autre, faisant comme un échange d'âmes.
C'est cette amitié entre deux génies que nous célébrons
aujourd'hui, une amitié, certes assombrie par quelques nuages,
mais une amitié exceptionnelle, une amitié à la mesure
de ses protagonistes, une amitié qui s'est nourrie de leurs ressemblances,
tout en laissant vivre leurs différences.
Nés la même année, ils sont tous deux fils de généraux
de la Révolution dont les destins divergèrent. L'un, le
père d'Alexandre, rompit avec Bonaparte, par fidélité
à ses idéaux républicains, lorsque se profilèrent
le Consulat et l'Empire.
L'autre, Léopold, le père de Victor, accompagnera Napoléon
jusqu'au bout de son aventure impériale.
L'un et l'autre, Victor et Alexandre, connurent le même itinéraire
politique de la connivence avec la monarchie à la révélation
de l'idéal républicain.
L'un et l'autre incarnent le XIXème siècle, ce siècle
qui a su concilier le romantisme, posture individuelle à connotation
parfois narcissique, et la prise de conscience de la question sociale
exacerbée par les inégalités induites par la révolution
industrielle.
N'oublions pas que c'est en 1848, lors du « printemps des peuples
», que le mot « fraternité » fait son
entrée dans la devise de notre République.
Eux, Victor et Alexandre, Alexandre et Victor, ne l'ont pas oublié.
C'est côte à côte qu'ils se battent pour la République
qu'Hugo voulait universelle, pour les libertés, pour la tolérance,
pour le progrès social fondé sur l'éducation et le
suffrage universel, cette expression du peuple.
En mai 1850, les deux amis conjuguent leurs forces et leurs talents pour
lutter contre une restriction du suffrage universel, cette conquête
primordiale de 1848, même s'il fallut attendre 1945 et le Général
de Gaulle pour que son universalité s'étende aux deux sexes...
Victor et Alexandre sont frères dans le combat pour l'homme mais
ils ne se confondent pas et ni l'un ni l'autre n'est le second de l'autre.
Alexandre Dumas, c'est la vie même, son tourbillon, c'est la force
d'un sang ardent, d'une nature exubérante, c'est la chaleur communicative
du bonheur.
Alexandre Dumas c'est la force d'une terre natale, celle de Villers-Cotterêts
où François Ier signa, le 10 août 1539, la fameuse
ordonnance qui fit du français la langue du Royaume. Cette ville,
dont je salue le maire et les conseillers municipaux, ici présents,
ne pouvait donner naissance qu'à ce « prodigieux fleuve narratif
», selon l'expression de son biographe Claude Schopp. Un auteur
prolifique et parfois prolixe qui publia plus de 600 ouvrages peuplés
de plus de 37 000 héros, soit un nombre légèrement
supérieur à celui des communes de France dont le Sénat
est le grand Conseil...
Comme l'a dit François Taillandier, Alexandre Dumas fut le «
premier professeur d'histoire du peuple français. »
Les écrivains sont nombreux. Les scientifiques dignes de respect.
Mais combien sont rares, les créateurs de mythes populaires, les
inventeurs d'histoires lues par des centaines de millions de personnes,
génération après génération, et les
auteurs de personnages qui deviennent, malgré les libertés
prises avec l'histoire, des symboles nationaux et des emblèmes
dotés de plus de vérité que d'authenticité
historique ?
Evoquant Alexandre Dumas et Victor Hugo, nous ne pouvons manquer de penser
à un autre exilé, à un autre sénateur, à
un autre Victor, Victor Schlcher dont la vie se confond avec son
combat victorieux pour l'abolition de l'esclavage.
Fils d'un homme qui fut fils d'esclaves et esclave lui-même avant
de devenir général de la Révolution, un général
rebelle qui refusa d'aller mater la rebellion de Toussaint Louverture,
Alexandre Dumas a une conscience aiguë de sa négritude pour
reprendre le concept inventé par Léopold Senghor.
C'est Claude Ribbe dans son ouvrage consacré au général
Dumas qui nous a permis de découvrir cette particularité,
particularité féconde dans la mesure où elle fonde
et alimente une conception exigeante de la République et de son
universalité.
Loin d'être une fédération de communautés,
dont certaines sont plus égales que d'autres, la République,
celle qui a accueilli son père dont elle a fait un général,
est une communauté de citoyens.
Cette République universelle c'est la France, la France fidèle
à ses idéaux, celle qui a su accueillir, celle qui tire
son rayonnement de sa capacité d'intégration, celle qui
n'est jamais aussi grande que lorsqu'elle tutoie l'universel.
Ecoutons la grande et belle voix de Victor Schlcher qu'Alexandre
Dumas retrouvera au Panthéon : « La République n'entend
plus faire de distinction dans la famille humaine. Elle ne croit pas qu'il
suffise, pour se glorifier d'être un peuple libre, de passer sous
silence aucune classe d'hommes tenue hors du droit commun de l'humanité.
Elle a pris au sérieux son principe ; elle répare envers
ces malheureux le crime qui les enleva jadis à leurs parents, à
leur pays natal, en leur donnant pour patrie la France et pour héritage
tous les droits du citoyen français. Par là, elle témoigne
assez hautement qu'elle n'exclut personne de son éternelle devise
: Liberté, Egalité, Fraternité. »
Christian Poncelet
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