Titre
Le Speronare
Année de publication
1842
Genre
Récit de voyage
Collaborateur(s)
-
Epoque du récit
1835
Résumé
Ouvrant la trilogie des Impressions de voyage
dans le Royaume de Naples (qui se poursuivra avec Le
capitaine Aréna et Le
Corricolo), Le Speronare met
la Sicile à l'honneur. Comme pour Le
Corricolo, le titre désigne le moyen de transport utilisé :
un "speronare, petit bâtiment de la taille d'un chasse-marée",
baptisé le Santa Maria di Piedigrotta, et conduit par un équipage
sicilien très familial, avec lequel Dumas, Jadin et son chien Milord
vont vite se prendre d'une sincère amitié.
Le voyage commence à Naples, où Dumas embarque pour ces
trois mois de pérégrinations. On s'arrête à
Capri, où il nous fait pénétrer dans l'irréelle
"grotta azzurra", (re)découverte quelques années
plus tôt, avant de nous raconter de quelle héroïque
façon l'île fut reprise aux Anglais par le Général
Lamarque en 1808. Puis, cap sur la Sicile.
On atteint Messine après avoir affronté un fameux grain
au large des îles Eoliennes. Cette première escale permet
à Dumas d'évoquer le grand tremblement de terre de 1783,
qui ravagea complètement la ville. Elle est l'occasion, aussi,
de raconter l'histoire - à faire froid dans le dos - d'un intendant
ayant massacré son maître pendant le séisme pour lui
extorquer sa fortune, avant de séquestrer pendant huit ans l'unique
témoin de la scène.
Après Messine, Taormine et son théâtre grec, puis
Catane, où Dumas rencontre le père de Vincenzo Bellini,
que le musicien l'a chargé d'embrasser. Dernières nouvelles
du fils pour le vieux Sicilien, car le jeune génie romantique mourra
quelques mois plus tard. Puis c'est l'ascension de l'Etna, qui, à
la fois poétique, pittoresque et spectaculaire, est un véritable
morceau de bravoure... Et aussi de drôlerie avec cette histoire
- hilarante - d'un touriste allemand, berné par une bande de brigands
déguisés en moines, dans un monastère en ruine sur
les pentes du volcan.
On descend ensuite à Syracuse (longue promenade archéologique),
avant de s'embarquer pour l'île de Pantelleria (quel autre auteur
de l'époque s'y aventura ?). Retour sur la grande île à
Girgenti (aujourd'hui Agrigente), où la Vallée des temples
occupe toute l'attention de Dumas, qui dédaigne la ville d'un jugement
péremptoire. Le speronare file ensuite vers Palerme, laissant Dumas
et Jadin traverser l'île sur des sentiers impossibles avec comme
guide un ancien brigand repenti, qui les garantira du rançonnement
des bandits qui pullulent en route.
Arrivé à Palerme, c'est un véritable enchantement.
La promenade du soir sur le corso, la procession de Sainte Rosalie, le
paysage idyllique de la ville... Le ravissement de Dumas est complet.
N'était la rencontre avec un curieux cicerone, "il Signor
Mercurio", dont l'histoire (comment, d'une manière digne d'un
proxénète, il épousa la jeune Gelsomina pour l'offrir
le temps d'une nuit à un prince) lui est odieuse, mais qu'il prend
soin de raconter dans les moindres détails...
Tout cela est agrémenté de moult anecdotes et historiettes
où il n'est question que de brigands sans foi ni loi, d'étrangers
détroussés, de jeunes beautés cloîtrées
ou de seigneurs sans scrupules... Les parenthèses historiques quant
à elles sont plutôt rares, mais sérieusement documentées,
comme cette description des fameuses Vêpres siciliennes, qui clôt
l'ouvrage.
Analyse
La découverte de la Sicile avec Alexandre Dumas est un pur bonheur
de voyage, et l'on donnerait gros pour l'avoir fait en sa compagnie.
Découverte, tout d'abord, incroyablement vivante. Les lieux visités
sont une chose, mais les circonstances (comment trouver à chaque
étape un gîte et un couvert acceptables, comment faire se
lever un docteur pour Jadin par une chaleur caniculaire, etc...) sont
toujours rapportées d'une manière qui "assaisonne"
le récit d'un goût auquel on ne résiste pas. Certes,
c'est là une caractéristique générale des
voyages de Dumas, mais elle prend en Sicile, destination encore peu courue,
comme dans le Caucase,
un intérêt particulier.
Notable aussi, une certaine empathie de notre auteur avec les lieux et
gens qu'il visite. Bravant le farouche caractère sicilien, il "apprivoise"
rapidement le capitaine Aréna et son équipage, et passe
du "Signore" étranger à celui d'hôte d'honneur
de la tribu. La scène de retrouvailles du capitaine et de sa famille
au village Della Pace, dont Dumas est un acteur à part entière,
est à ce titre émouvante.
Au reste, quelques remarques, ici et là, montrent que Dumas est
un fin observateur et un voyageur curieux. Sur le port de Messine, avisant
un gendarme qui confectionne une robe, il finit par apprendre que dans
cette ville le métier de couturière est exercé par
les hommes. A Palerme, au théâtre, il surprend un échange
entre deux personnes pourtant éloignées ; s'informant,
il découvre que le langage des signes est une deuxième langue
pour le Sicilien. Toujours à Palerme, les subtilités chorégraphiques
de la procession de Sainte Rosalie, qui l'intriguent, sont expliquées
en détail...
En revanche, certains partis pris déçoivent. Plus encore
que dans Le Corricolo,
on est frustré du manque d'intérêt pour l'architecture :
pas un mot sur le baroque sicilien (à la notable exception d'une
fontaine rococo qui le frappe à Messine). A Agrigente, la ville
est balayée d'un revers de la main au profit de la Vallée
des temples. Il se moque de la crypte des Capucins de Palerme (fabuleux
souterrain où gisent des centaines de cadavres parfaitement conservés)
et de la Villa Palagonia de Bagheria (demeure et jardin aux sculptures
grotesques), ce qui ne l'empêche pas, notons-le, de s'y attarder
d'une manière qui paraît suspecte...
Néanmoins, quel autre auteur peut nous offrir un tel périple
? Le pittoresque de ce tour de la Sicile est rendu avec un bonheur qui
fait du Speronare comme une longue et
délicieuse causerie invitant au voyage.
On apprendra enfin avec intérêt que Siciliens et Napolitains
sont comme le jour et la nuit, ce que rendra d'ailleurs très bien
la comparaison entre Le Speronare et
Le Corricolo.
Noël Lebeaupin
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