Sénat, samedi 30 novembre 2002, 19 heures 45.
Alexandre Dumas !
Avec vous, c'est l'enfance, ses heures de lecture savourées en
secret, l'émotion, la passion, l'aventure, le panache qui entrent
au Panthéon.
Avec
vous, nous avons été d'Artagnan, Monte Cristo ou Balsamo,
chevauchant les routes de France, parcourant les champs de bataille, visitant
palais et forteresses. Avec vous, nous avons emprunté, un flambeau
à la main, couloirs obscurs, passages dérobés, souterrains.
Avec vous, nous avons rêvé. Et avec vous, nous rêvons
encore.
Le dix-neuvième siècle avait deux ans quand il voyait naître
deux enfants qui allaient incarner l'esprit de leur temps et donner à
la France deux uvres qui se confondent avec elle.
L'un était Victor Hugo. L'autre, Alexandre Dumas.
Fils de deux généraux de la Révolution, dont l'un
n'était pas encore d'Empire et l'autre ne le serait jamais, ils
reçurent tous deux la Liberté et l'amour de la France en
héritage. Vivants, ils furent amis et frères. Morts, le
cours de l'Histoire les a séparés. L'un repose au Panthéon
depuis plus d'un siècle. Et l'autre vient le rejoindre.
La République, aujourd'hui, ne se contente pas de rendre les honneurs
au génie d'Alexandre Dumas. Elle répare une injustice. Cette
injustice qui a marqué Dumas dès l'enfance, comme elle marquait
déjà au fer la peau de ses ancêtres esclaves.
Héros des guerres de la Révolution et de l'expédition
d'Egypte, son père, fils d'un marquis normand et d'une esclave
de Saint-Domingue, meurt, alors que le jeune Alexandre n'a que quatre
ans. Des centaines de livres, des milliers de personnages et des millions
de mots ne viendront jamais combler la cruelle absence de celui dont la
figure héroïque hantera toute son oeuvre. De son propre aveu,
Alexandre Dumas ne guérira jamais de « cette vieille
et éternelle douleur de la mort de son père ».
Fils de mulâtre, sang mêlé de bleu et de noir, Alexandre
Dumas doit alors affronter les regards d'une société française
qui, pour ne plus être une société d'Ancien Régime,
demeure encore une société de castes. Elle lui fera grief
de tout : son teint bistre, ses cheveux crépus, à quoi trop
de caricaturistes de l'époque voudront le réduire, sa folle
prodigalité aussi. Certains de ses contemporains iront même
jusqu'à lui contester la paternité d'une uvre étourdissante
et son inépuisable fécondité littéraire qui
tient du prodige.
De tout cela, Dumas n'aura que faire. Force de la littérature,
force de la nature, comme son héros Porthos qu'il aimait tant,
il choisit de vivre sa vie. Cette vie foisonnante, luxuriante, parfois
criarde, jamais mesquine, tout entière habitée par une généreuse
lumière.
A l'image de son auteur, l'uvre immense d'Alexandre Dumas est un
fleuve indompté que rien ne vient soumettre. Elle est à
la mesure de son temps et de ses engagements. Dumas sera de tous les combats.
Le combat romantique d'abord. Un an avant la bataille d'Hernani, il en
sera le tout premier grenadier.
Les combats politiques ensuite. Alexandre se jette dans la bataille avec
la Révolution de 1830. Par amour de la Liberté, il court
le Paris des Trois Glorieuses en bel habit de chasse. Il fait le coup
de feu contre les soldats du roi, prend d'assaut le musée de l'Artillerie
et, heureux de sa prise de guerre, coiffe le casque de François
Ier. Fidèle à l'essence du drame romantique, dont il a été
le précurseur, Dumas ne peut oublier que le grotesque est parfois
proche du sublime !
Le 27 février 1848, on le retrouve au pied de la Colonne de Juillet
pour la proclamation de la nouvelle République. Il s'écrie
alors : « ce que nous voyons est beau ; ce que nous voyons est grand.
Car nous voyons une République, et jusqu'ici, nous n'avions vu
que des révolutions ».
Plus que tout autre romantique, Alexandre Dumas sait, avec Hugo et Schlcher,
que la République porte les valeurs qui émancipent. Qu'elle
seule peut ouvrir l'avenir à tous ceux qui, comme lui, n'ont que
leur travail, leur talent, leur mérite pour obtenir leur juste
place dans la société française.
Pour Dumas, il n'y a pas de fatalité. En cela, il se distingue
des écrivains engagés. Il connaît trop bien la nature
humaine pour l'inscrire dans un ordre immuable qui opposerait oppresseurs
et opprimés. Fils d'un général bonapartiste trahi
et abandonné par Napoléon, ami des Orléans mais républicain,
conservateur mais révolutionnaire, Dumas incarne la France dans
ses contradictions les plus intimes. C'est aussi pour cela que les Français
l'aiment tant.
Mais déjà, le théâtre ne suffit plus à
contenir l'énergie créatrice de celui qui provoquait l'étonnement
perpétuel de son ami Lamartine. Ce même Lamartine qui lui
dit un jour : « Vous êtes surhumain. Mon avis sur vous
est un point d'exclamation ! ».
Dumas se fait romancier. Il crée un genre nouveau en France : le
roman historique.
Avec Le
Chevalier d'Harmental en 1841, Dumas
ouvre une décennie miraculeuse qui voit les chefs-d'uvre
succéder aux chefs-d'uvre. Il offre en quelques années
plus de joyaux à la littérature française que le
Roi de France n'offre à la Reine de ferrets de diamants. Déroulant,
au fil de ses récits, l'épopée d'une France éternelle,
ombrageuse, batailleuse, héroïque et galante, il rencontre
à chaque fois le succès et tient en haleine un public enthousiaste,
en France aussi bien qu'en Europe.
Alors qu'au même moment Balzac vient de peindre la France contemporaine
à travers les rouages complexes de sa Comédie
Humaine, Dumas écrit lui le Drame de la France et réconcilie
avec son passé un pays marqué par les fractures révolutionnaires.
Pendant des générations, l'uvre de Dumas va faire
de l'Histoire de France le levain de nos imaginaires. Elle va façonner
notre mémoire collective et participer à l'édification
de notre identité nationale. Si tant de Français connaissent,
aujourd'hui encore, la figure du Cardinal de Richelieu, ils le doivent
moins au pinceau de Philippe de Champaigne, qu'à la plume d'Alexandre
Dumas, dessinant à l'encre noire et rouge la terrible silhouette
de l'homme d'Etat passionné de France.
Par la grâce d'une écriture colorée et la force de
personnages attachants, qui feront bien plus tard les délices du
cinéma, Alexandre Dumas place son lecteur au cur de l'Histoire.
Il fait de lui le témoin direct de la nuit de la Saint Barthélemy,
du siège de la Rochelle ou de la mort du Roi. Il permet à
chacun d'entre nous de s'identifier à tous les personnages, réels
ou imaginaires, prestigieux ou inconnus, qui font l'Histoire. Cette Histoire,
dont Dumas nous rappelle qu'elle est avant tout notre uvre commune.
Certes, il se trouvera toujours des Bouvard et des Pécuchet qui,
l'uvre de Dumas dans une main et une Chronologie Universelle dans
l'autre, viendront traquer l'erreur historique. Peu importe. Michelet
lui-même, le père de l'histoire moderne, leur a par avance
et pour l'éternité donné tort en lui disant un jour
: « Vous avez plus appris d'Histoire au peuple que tous les
historiens réunis ». Dumas ne cherche pas à rendre
l'exactitude, mais le mouvement de l'Histoire de France. Il donne un sens
à cette longue suite de drames et de convulsions violentes qui,
à ses yeux, trouve son aboutissement naturel dans l'avènement
d'une République pacifiée et fraternelle.
L'uvre profondément humaniste de Dumas porte en elle un fragment
de la France éternelle. Universelle, rayonnante et généreuse,
elle permet à chacun de rêver en français et même
de se sentir Français. Lire Dumas, l'école de la République
ne devrait pas l'oublier, c'est aimer le français. C'est prendre
goût à l'Histoire. C'est apprendre un peu de la France.
Au croisement de plusieurs cultures, Alexandre Dumas, dont le génie
plonge aussi ses racines outre-mer et en Afrique, est également
un citoyen du monde. Un pied à Villers-Cotterêts, la ville
chérie de son enfance et l'autre au gré du vent : Suisse,
Espagne, Tunisie, Algérie, Caucase, Italie, Russie, partout où
son esprit pouvait s'aiguiser et ses sens se rassasier. De là l'immense
popularité qui est toujours la sienne sur tous les continents.
Partout dans le monde, l'ombre d'Edmond Dantès se dresse contre
l'injustice. Partout dans le monde, le Comte de Monte Cristo symbolise
vengeance et rédemption. Les héros de Dumas sont comme ceux
de Rabelais, de Cervantes ou de Shakespeare. Ils ne sont plus seulement
des personnages, ils sont des mythes. Ils parlent au cur des Hommes
dont ils expriment les rêves, les aspirations, les blessures.
Ces rêves, ces aspirations, ces blessures, Alexandre Dumas, homme
de passion et de combat, les connaît. Il les éprouve plus
que jamais quand, le 2 décembre 1851, I'Aigle Impérial relève
la tête et s'abat sur la République.
Jamais Dumas ne ralliera l'Empire. Jamais Dumas ne reverra la République.
Traqué par ses créanciers, il prend le chemin de l'exil.
C'est en Europe maintenant qu'il s'attache à faire triompher son
idéal de liberté. Cette Europe dans laquelle, visionnaire,
il perçoit un avenir plein de promesses.
Pour lui, les deux Napoléon ont toujours trompé la Liberté.
Qu'à cela ne tienne ! Un Bonaparte en chemise rouge est en train
de la faire triompher en Italie. Garibaldi, le nouveau héros de
Dumas. Et c'est sur la goélette l'Emma, armée à ses
frais, qu'Alexandre part rejoindre, à Palerme, celui qu'il considère
désormais comme le nouveau« Messie de la Liberté ».
Pendant quatre ans, Dumas sera successivement historiographe de Garibaldi,
directeur des Musées et des fouilles de Pompéi, pamphlétaire,
patron de presse, chroniqueur, historien des Bourbons de Naples, adversaire
courageux de la Camorra et bien sûr romancier. La
San Felice, son dernier grand roman, remporte un succès considérable
: elle devient une bannière. Et la boucle est bouclée. Par
cette uvre de l'âge mûr qui se déroule dans le
royaume de Naples, où son père avait été autrefois
empoisonné dans les geôles du roi Ferdinand, le fils achève
le cycle prodigieux de sa vie de romancier.
L'épopée garibaldienne parvenue à son terme, le bon
géant des lettres françaises part à la reconquête
de Paris. Travailleur acharné, apparemment inépuisable,
il continue d'écrire. Français jusqu'au bout de son uvre,
son dernier livre, véritable monument, sera un dictionnaire de
cuisine.
Désespéré par la défaite de 1870, Dumas, très
diminué, trouve refuge chez ce fils qui perpétue alors son
nom et sa gloire littéraire. Il meurt le 5 décembre 1870
à Puys, près de Dieppe, alors que les uhlans campent dans
la belle campagne normande. L'auteur de tant d'épopées flamboyantes,
ce fils qui a tant donné à la France mais qui n'en a jamais
obtenu de reconnaissance véritable, est enterré comme le
simple personnage d'une nouvelle de Guy de Maupassant. C'est un modeste
curé de campagne qui prononce l'oraison funèbre devant une
assistance clairsemée et surtout inquiète des nouvelles
de Paris. La presse de l'époque dit : « c'est à peine
si l'on s'est aperçu de son départ ».
Aujourd'hui, Alexandre Dumas n'est plus seul. Un cortège bigarré,
bruyant et tumultueux l'accompagne. Avec lui, c'est notre mémoire
populaire et notre imaginaire collectif qui entrent au Panthéon.
Lansquenets et hallebardiers, mousquetaires gris et mousquetaires noirs,
mignons et courtisans, aubergistes et pairs de France, sans-culottes et
favoris, laquais et cardinaux, reines de France et lingères, ils
sont ainsi plus de vingt cinq mille personnages à se presser autour
d'Athos, Porthos, Aramis et D'Artagnan, pour escorter la dépouille
du grand homme qui leur a un jour donné ou rendu la vie.
Lorsque les portes de bronze du Panthéon se refermeront, Alexandre
Dumas trouvera enfin sa place aux côtés de Victor Hugo et
d'Emile Zola, ses frères en littérature, ses frères
en engagement, ses frères qui ont marqué et fait de leur
plume l'Histoire de la République en défendant avec autant
d'acharnement que de génie la Liberté, l'Egalité
et la Fraternité.
La République aussi a ses mousquetaires.
Jacques Chirac
|