Mélodrame
romantique à souhait, Antony
fut l'un des plus grands succès de Dumas auteur dramatique. Un succès
dans lequel les derniers mots de la pièce sont pour beaucoup : après
une histoire d'adultère à rebondissements, l'amant, sur le
point d'être surpris par le mari en compagnie de la femme, trouve
in extremis le moyen - dramatique - de sauver l'honneur de celle-ci. Un
retournement final qui mettait le public en transe...
Acte V
Une chambre chez Adèle d'Hervey.
Scène première
Adèle, une femme de chambre.
Un domestique apporte deux flambeaux et sort.
Adèle, entrant, donnant son boa
à sa femme de chambre qui la suit - Vous pouvez vous retirer.
La femme de chambre - Mais madame va rester
seule.
Adèle - Si j'ai besoin de vous, je sonnerai...
Allez. (La femme de chambre sort)
Scène II
Adèle, seule - Ah ! me
voilà donc seule enfin !... je puis rougir et pleurer seule...
Mon Dieu ! qu'est-ce que c'est donc que cette fatalité à
laquelle vous permettez d'étendre le bras au milieu du monde, de
saisir une femme, qui toujours avait été vertueuse et qui
voulait toujours l'être, de l'entraîner malgré ses
efforts et ses cris, brisant tous les appuis auxquels elle se rattache,
faisant sa perte, à elle, de ce qui ferait le salut d'un autre
? Et vous consentez, ô mon Dieu ! que cette femme soit vue des mêmes
yeux, poursuivie des mêmes injures que celles qui se sont fait un
jeu de leur déshonneur... Oh ! est-ce justice ?... Une amie encore,
une seule au monde, croyait à mon innocence et me consolait...
C'était trop de bonheur, pas assez de honte... Elle me trouve dans
ses bras !... Abandonnée !... Ah ! Antony ! Antony ! me poursuivras-tu
donc toujours !... Qui vient là ?
Scène III
Adèle, Antony.
Antony, entrant - Adèle
! (Avec joie) Ah !
Adèle - Oh ! c'est encore vous !... Vous
ici ! dans la maison de mon mari, dans la chambre de ma fille presque
!... Ayez donc pitié de moi !... Mes domestiques me respectent
et m'honorent encore ; voulez-vous que, demain, je rougisse devant mes
domestiques ?...
Antony - Aucun ne m'a vu... Puis il fallait
que je te parlasse.
Adèle - Oui, vous avez voulu savoir comment
j'avais supporté cette affreuse soirée... Eh bien, je suis
calme, je suis tranquille, ne craignez rien... Retirez-vous.
Antony - Oh ! ce n'est pas cela... Ne t'alarme
pas de ce que je vais te dire...
Adèle -Parle ! parle ! quoi donc ?
Antony - Il faut me suivre.
Adèle - Vous !... et pourquoi ?
Antony - Pourquoi ? Oh ! mon Dieu ! Pauvre Adèle
!... écoute, tu sais si ma vie est à toi, si je t'aime avec
délire. Eh bien, par ma vie et mon amour, il faut me suivre...
à l'instant.
Adèle - Oh ! mon Dieu ! mais qu'y a-t-il
donc ?
Antony - Si je te disais : « Adèle,
la maison voisine est en proie aux flammes, les murs sont brûlants,
l'escalier chancelle, il faut me suivre... » Eh bien, tu aurais
encore plus de temps à perdre. (Il l'entraîne)
Adèle - Oh ! vous ne m'entrainerez pas,
Antony ; c'est folie... Grâce, grâce !... oh ! j'appelle,
je crie !
Antony, la lâchant - Il faut donc tout
te dire, tu le veux : eh bien, du courage, Adèle ! dans une heure,
ton mari sera ici.
Adèle - Qu'est-ce que tu dis ?
Antony - Le colonel est au bout de la rue, peut-être.
Adèle - Cela ne se peut pas... Ce n'est
pas l'époque de son retour.
Antony - Et si des soupçons le ramènent,
si des lettres anonymes ont été écrites !
Adèle - Des soupçons ! oui, oui,
c'est cela... Oh ! mais je suis perdue, moi !...
Sauvez-moi, vous... Mais n'avez-vous rien résolu ?... Vous le saviez
avant moi, vous aviez le temps de chercher... Moi, moi... vous voyez bien
que j'ai la tête renversée.
Antony - Il faut te soustraire d'abord à
une première entrevue.
Adèle - Et puis ?...
Antony - Et puis nous prendrons conseil de tout,
même du désespoir... Si tu étais une de ces femmes
vertueuses qui te raillaient ce soir, je te dirais : « Trompe-le. »
Adèle - Oh ! fussé-je assez fausse pour cela, oublies-tu
que je ne pourrais pas le tromper longtemps. Nous ne sommes pas malheureux
à demi, nous !
Antony - Eh bien, tu le vois, plus d'espérance
à attendre du ciel en restant ici...
Ecoute, je suis libre, moi ; partout où j'irai, ma fortune me suivra
; puis, me manquât-elle, j'y suppléerai facilement. Une voiture
est en bas... Ecoute, et réfléchis qu'il n'y a pas d'autre
moyen : si un coeur dévoué, si une existence d'homme tout
entière que je jette à tes pieds... te suffisent... dis
oui ; l'Italie, l'Angleterre, l'Allemagne, nous offrent un asile... Je
t'arrache à ta famille, à ta patrie... Eh bien, je serai
pour toi et famille et patrie... En changeant de nom, nul ne saura qui
nous sommes pendant notre vie, nul ne saura qui nous avons été
après notre mort. Nous vivrons isolés, tu seras mon bien,
mon Dieu, ma vie ; je n'aurai d'autre volonté que la tienne, d'autre
bonheur que le tien... Viens, viens, et nous oublierons les autres pour
ne nous souvenir que de nous.
Adèle - Oui, oui... Eh bien, un mot à
Clara.
Antony - Nous n'avons pas une minute à
perdre.
Adèle - Ma fille !... il faut que j'embrasse
ma fille... Vois-tu, c'est un dernier
adieu, un adieu éternel.
Antony - Oui, oui, va, va.
(Il la pousse)
Adèle - Oh ! mon Dieu !
Antony - Mais qu'as-tu donc ?
Adèle - Ma fille !... quitter ma fille...
à qui on demandera compte un jour de la faute de sa mère,
qui vivra peut-être, mais qui ne vivra plus pour elle... Ma fille
!... Pauvre enfant ! qui croira se présenter pure et innocente
au monde, et qui se présentera déshonorée comme sa
mère, et par sa mère !
Antony - Oh ! mon Dieu !
Adèle - N'est-ce pas que c'est vrai ?...
Une tache tombée sur un nom ne s'efface pas ; elle le creuse, elle
le ronge, elle le dévore... Oh ! ma fille ! ma fille !
Antony - Eh bien, emmenons-la, qu'elle vienne
avec nous... Hier encore, j'aurais cru ne pouvoir l'aimer, cette fille
d'un autre... et de toi... Eh bien, elle sera ma fille, mon enfant chéri
; je l'aimerai comme celui... Mais prends-la et partons... Prends-la donc,
chaque instant te perd. A quoi songes-tu ? Il va venir, il vient, il est
là !...
Adèle - Oh ! malheureuse !... ou en suis-je
venue ? où m'as-tu conduite ? Et il n'a fallu que trois mois pour
cela !... Un homme me confie son nom... met en moi son bonheur... Sa fille
!... il l'adore !... c'est son espoir de vieillesse... l'être dans
lequel il doit se survivre... Tu viens, il y a trois mois ; mon amour
éteint se éveille, je souille le nom qu'il me confie, je
brise tout le bonheur qui reposait sur moi... Et ce n'est pas tout encore,
non, car ce n'est point assez : je lui enlève l'enfant de son coeur,
je déshérite ses vieux jours des caresses de sa fille...
et, en échange de son amour,... je lui rends honte, malheur et
abandon... Sais-tu, Antony, que c'est infâme ?
Antony - Que faire alors ?
Adèle - Rester.
Antony - Et, lorsqu'il découvrira tout
?...
Adèle - Il me tuera.
Antony - Te tuer !... lui, te tuer ?... toi,
mourir ?... moi, te perdre ? C'est impossible !... Tu ne crains donc pas
la mort, toi ?
Adèle - Oh ! non !... elle réunit...
Antony - Elle sépare... Penses-tu que
je croie à tes rêves, moi... et que sur eux j'aille risquer
ce qu'il me reste de vie et de bonheur ? Tu veux mourir ? Eh bien, écoute,
moi aussi, je le veux... Mais je ne veux pas mourir seul, vois-tu... et
je ne veux pas que tu meures seule... Je serais jaloux du tombeau qui
te renfermerait. Béni soit Dieu qui m'a fait une vie isolée
que je puis quitter sans coûter une larme à des yeux aimés
! Béni soit Dieu qui a permis qu'à l'âge de l'espoir
j'eusse tout épuisé et fusse fatigué de tout !...
Un seul lien m'attachait à ce monde : il se brise... Et moi aussi,
je veux mourir !... mais avec toi ; je veux que les derniers battements
de nos coeurs se répondent, que nos derniers soupirs se confondent...
Comprends-tu ?... une mort douce comme un ommeil, une mort plus heureuse
que toute notre vie... Puis, qui sait ? par pitié, peut-être
jettera-t-on nos corps dans le même tombeau.
Adèle - Oh ! oui, cette mort avec toi,
l'éternité dans tes bras... Oh ! ce serait le ciel, si ma
mémoire pouvait mourir avec moi... Mais, comprends-tu, Antony ?...
cette mémoire, elle restera vivante au coeur de tous ceux qui nous
ont connus... On demandera compte à ma fille de ma vie et de ma
mort... On lui dira : « Ta mère !... elle a cru qu'un
nom taché se lavait avec du sang... Enfant, ta mère s'est
trompée, son nom est à jamais déshonoré, flétri
! et toi, toi !... tu portes le nom de ta mère... »
On lui dira : « Elle a cru fuir la honte en mourant... et elle
est morte dans les bras de l'homme à qui elle devait sa honte. »
et, si elle veut nier, on lèvera la pierre de notre tombeau, et
l'on dira : « Regarde, les voilà ! »
Antony - Oh ! nous sommes donc maudits ? Ni
vivre ni mourir enfin !
Adèle - Oui... oui, je dois mourir seule...
Tu le vois, tu me perds ici sans espoir de me sauver... Tu ne peux plus
qu'une chose pour moi... Va-t'en, au nom du ciel, va-t-en !
Antony - M'en aller !... te quitter !... quand
il va venir, lui ?... T'avoir reprise et te reperdre ?... Enfer !... et
s'il ne te tuait pas ?... s'il te pardonnait ?... Avoir commis, pour te
posséder, rapt, violence et adultère, et, pour te conserver,
hésiter devant un nouveau crime ?... perdre mon âme pour
si peu ? Satan en rirait ; tu es folle... Non... non, tu es à moi
comme l'homme est au malheur... (La prenant dans ses bras) Il faut que
tu vives pour moi... Je t'emporte... Malheur à qui m'arrête
!...
Adèle - Oh ! oh !
Antony - Cris et pleurs, qu'importe !...
Adèle - Ma fille ! ma fille !
Antony - C'est un enfant... Demain, elle rira.
(Ils sont près de sortir. On entend deux coups
de marteau à la porte cochère)
Adèle, s'échappant des bras d'Antony
- Ah ! c'est lui... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi,
pardon, pardon !
Antony, la quittant - Allons, tout est fini
!
Adèle - On monte l'escalier... On sonne...
C'est lui... Fuis, fuis !
Antony, fermant la porte - Eh ! je ne veux pas
fuir, moi. Ecoute... Tu disais tout à l'heure que tu ne craignais
pas la mort ?
Adèle - Non, non... Oh ! tue-moi, par
pitié !
Antony - Une mort qui sauverait ta réputation,
celle de ta fille ?
Adèle - Je la demanderais à genoux.
Une voix, en dehors - Ouvrez !... ouvrez !...
Enfoncez cette porte...
Antony - Et, à ton dernier soupir, tu
ne haïrais pas ton assassin ?
Adèle - Je le bénirais... Mais
hâte-toi !... cette porte...
Antony - Ne crains rien, la mort sera ici avant
lui... Mais, songes-y, la mort !
Adèle - Je la demande, je la veux, je
l'implore ! (Se jetant dans ses bras) Je viens
la chercher.
Antony, lui donnant un baiser - Eh bien, meurs
! (Il la poignarde)
Adèle, tombant dans un fauteuil - Ah
!... (Au même moment, la porte du fond est enfoncée
; le colonel d'Hervey se précipite sur le théâtre)
Scène IV
Les mêmes, d'Hervey, Antony, plusieurs domestiques.
Le colonel - Infâme !..
Que vois-je ?... Adèle !... morte !...
Antony - Oui ! morte ! Elle me résistait,
je l'ai assassinée !... (Il jette son poignard
aux pieds du colonel)
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