En 1833, Alexandre Dumas
donne un bal costumé où se presse le tout Paris des arts,
de la littérature, du théâtre, etc... Dumas décrit
ici comment, en toute simplicité, Delacroix vint lui décorer
un pan de mur...
On
avançait vers le carnaval, et cette proposition que m'avait faite
Bocage de donner un bal, répandue dans le monde artistique, rebondissait
à moi de tous côtés. Une des premières difficultés
qu'il s'agissait de lever était l'exiguïté de mon logement.
Mon logement, composé d'une salle à manger, d'un salon,
d'une chambre à coucher, d'un cabinet de travail, et suffisamment
grand pour l'habitation, devenait bien étroit pour une fête.
Un bal, donné par moi, nécessitait trois ou quatre cents
invitations, et le moyen de tenir à trois ou quatre cents dans
une salle à manger, un salon, une chambre à coucher et un
cabinet de travail ?
Heureusement, j'avisai, sur le même palier, un logement de quatre
pièces, non seulement libre, mais encore vierge de décoration
- à part les glaces qui étaient placées au-dessus
des cheminées, et le papier gris-bleu qui tapissait les murs. Je
demandai au propriétaire la permission d'utiliser ce logement au
profit du bal que je comptais donner. Cette permission me fut accordée.
Maintenant, il s'agissait de décorer l'appartement. C'était
l'affaire de mes amis les peintres.
A peine surent-ils le besoin que j'avais d'eux, qu'ils vinrent m'offrir
leurs services. Il y avait quatre pièces à peindre ; on
se partagea la besogne.
Les décorateurs étaient tout simplement Eugène Delacroix,
Louis et Clément Boulanger, Alfred et Tony Johannot, Decamps, Granville,
Jadin, Barye, Nanteuil, nos premiers artistes enfin. (...)
Le lendemain, on commença l'uvre avec le jour. La plupart
des travailleurs, au reste, en étaient aux trois quarts de leur
besogne. Clément Boulanger et Barye avaient fini. Louis Boulanger
n'avait plus que trois ou quatre heures de travail. Decamps donnait les
dernières touches à son Debureau, et Jadin à ses
coquelicots et à ses bleuets ; Granville en- était à
ses dessus de porte, quand, ainsi qu'il l'avait promis, Delacroix arriva.
- Eh bien, où en sommes-nous ? demanda-t-il.
- Mais vous voyez, dit chaque travailleur en s'effaçant pour laisser
voir son uvre.
- Ah çà ! mais c'est de la miniature que vous faites là
! Il fallait me prévenir : je serais venu il y a un mois.
Et il fit le tour des quatre chambres, s'arrêtant devant chaque
panneau, et trouvant le moyen, grâce au charmant esprit dont il
est doué, de dire un mot agréable à chacun de ses
confrères.
Puis, comme on allait déjeuner, il déjeuna. Le déjeuner
fini :
- Eh bien ? demanda-t-il en se tournant vers le panneau vide.
- Eh bien, voilà ! lui dis-je ; c'est le tableau du Passage
de la mer Rouge : la mer est retirée, les Israélites
sont passés, les Egyptiens ne sont point arrivés encore.
- Alors, je profiterai de cela pour faire autre chose. Que voulez-vous
que je vous bâcle là-dessus ?
- Mais, vous savez, un Roi Rodrigue après
la bataille : Sur les rives murmurantes
« Du fleuve aux ondes sanglantes,
Le roi sans royaume allait,
Froissant, dans ses mains saignantes,
Les grains d'or d'un chapelet. »
- Ainsi, c'est bien cela que vous voulez ?
- Oui.
- Quand ce sera à moitié fait, vous ne me demanderez pas
autre chose ?
- Parbleu !
- Va donc pour le roi Rodrigue !
Et, sans ôter sa petite redingote noire collée à son
corps, sans relever ses manches ni ses manchettes, sans passer ni blouse
ni vareuse, Delacroix commença par prendre son fusain ; en trois
ou quatre coups, il eut esquissé le cheval ; en cinq ou six, le
cavalier ; en sept ou huit le paysage, morts, mourants et fuyards compris.
Puis, faisant assez de ce croquis, inintelligible pour tout autre que
lui, il prit brosse et pinceaux, et commença de peindre.
Alors, en un instant, et comme si l'on eût déchiré
une toile, on vit sous sa main apparaître d'abord un cavalier tout
sanglant, tout meurtri, tout blessé, traîné à
peine par son cheval, sanglant, meurtri et blessé comme lui, n'ayant
plus assez de l'appui des étriers, et se courbant sur sa longue
lance ; autour de lui, devant lui, derrière lui, des morts par
monceaux. Au bord de la rivière, des blessés essayant d'approcher
leurs lèvres de l'eau, et laissant derrière eux une trace
de sang. Al'horizon, tant que l'oeil pouvait s'étendre, un champ
de bataille acharné, terrible. Sur tout cela, se couchant dans
un horizon épaissi par la vapeur du sang, un soleil pareil à
un bouclier rougi à la forge ; puis, enfin, dans un ciel bleu se
fondant à mesure qu'il s'éloigne, dans un vert d'une teinte
inappréciable, quelques nuages roses comme le duvet d'un ibis.
Tout cela était merveilleux à voir : aussi un cercle s'était-il
fait autour du maître, et chacun, sans jalousie, sans envie, avait
quitté sa besogne pour venir battre des mains à cet autre
Rubens qui improvisait tout à la fois la composition et l'exécution.
En deux ou trois heures, ce fut fini.
A cinq heures de l'après-midi, grâce à un grand feu,
tout était sec, et l'on pouvait placer les banquettes contre les
murailles.
Le bal avait fait un bruit énorme. J'avais invité à
peu près tous les artistes de Paris ; ceux que j'avais oubliés
m'avaient écrit pour se rappeler à mon souvenir. Beaucoup
de femmes du monde en avaient fait autant, mais elles demandaient à
venir masquées : c'était pour les autres femmes une impertinence
que je laissai à la charge de celles qui l'avaient faite. Le bal
était costumé, mais non masqué ; seulement, la consigne
était sévère, et j'avais loué deux douzaines
de dominos à l'intention des fraudeurs, quels qu'ils fussent, qui
tenteraient de s'introduire en contrebande.
A sept heures, Chevet arrivait avec un saumon de cinquante livres, un
chevreuil rôti tout entier, et dressé sur un plat d'argent
qui semblait emprunté au dressoir de Gargantua, un pâté
gigantesque, et le tout à l'avenant. Trois cents bouteilles de
bordeaux chauffaient, trois cents bouteilles de bourgogne rafraîchissaient,
cinq cents bouteilles de champagne se glaçaient.
J'avais découvert à la Bibliothèque, dans un petit
livre de gravures du frère du Titien, un charmant costume de 1525
cheveux arrondis et pendants sur les épaules, retenus par un cercle
d'or ; justaucorps vert d'eau, broché d'or, lacé sur le
devant de la chemise avec un lacet d'or et rattaché à l'épaule
et aux coudes par des lacets pareils ; pantalon de soie mi-parti rouge
et blanc ; souliers de velours noirs à la François 1er brodés
d'or.
La maîtresse de la maison, très belle personne, avec des
cheveux noirs et des yeux bleux, avait la robe de velours, la collerette
empesée, et le feutre noir à plumes noires d'Hélène
Fourment, seconde femme de Rubens.
Deux orchestres avaient été établis, dans chaque
appartement, de sorte qu'à un moment donné, les deux orchestres
jouant le même air, le galop pouvait parcourir cinq chambres, plus
le carré.
A minuit, ces cinq chambres offraient un merveilleux spectacle. Tout le
monde avait suivi le programme, et à l'exception de ceux qui s'intitulent
les hommes sérieux, chacun était venu déguisé.
Mais les hommes sérieux avaient eu beau arguer de leur gravité,
il n'y avait été fait aucune attention, et force leur avait
été de revêtir des dominos des couleurs les plus tendres.
Véron, homme sérieux mais gai, avait été affublé
d'un domino rose ; Buloz, homme sérieux mais triste, avait été
orné d'un domino bleu de ciel ; Odilon Barrot, homme plus que sérieux,
homme grave ! avait obtenu, en faveur de son double titre d'avocat et
de-député, un domino noir ; enfin, La Fayette, le bon, l'élégant,
le courtois vieillard souriant à toute cette folle jeunesse, avait
sans résistance endossé le costume vénitien. (...)
Il y eut pendant un moment sept cents personnes.
A trois heures, on soupa. Les deux chambres de l'appartement vacant sur
mon palier avaient été converties en salle à manger.
Chose étrange ! Il y eut à manger et à boire pour
tout le monde.
Puis, après le souper, le bal recommença, ou plutôt
commença.
A neuf heures du matin, musique en tête, on sortit, et l'on ouvrit,
rue des Trois-Frères, un dernier galop dont la tête atteignait
le boulevard, tandis que la queue frétillait encore dans la cour
du square.
J'ai souvent songé, depuis, à donner un second bal pareil
à celui-là, mais il m'a toujours paru que c'était
chose impossible.
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