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Voyage en Haïti | Vous êtes ici : Accueil
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Lieux dumasiens ![]() |
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Haïti ?! Etonnement d'une destination aussi incongrue, réprobation
de me voir aller risquer ma peau dans une des zones les plus pauvres et
les moins sûres de la planète
Voici les réactions
que j'obtenais en annonçant à mon entourage mon départ
pour ces tristes tropiques. Mais qu'allais-je faire dans cette galère
? Ma foi je ne le savais guère exactement, si ce n'est que l'histoire
de la première République Noire du monde m'avait toujours
intrigué, et qu'un certain Alexandre Dumas de ma connaissance était
un petit-fils du pays. Haïti occupe la moitié occidentale de l'île de Saint-Domingue,
l'ancienne Hispañola des colons ibériques, et "ressemble
à une énorme crevette [dont la pince sud] tenterait de serrer
la Jamaïque" (1). C'est
presque au bout de cette interminable péninsule, sur son versant
nord, que se trouve la ville de Jérémie. Il faut vous dire
que la voirie et les transports ne sont pas les moindres obstacles à
un voyage en Haïti. Jérémie se mérite : la route
qui la relie à Port-au-Prince est connue comme la pire du pays.
Je tentai donc une manuvre de contournement en longeant la péninsule
sur son versant sud, égrenant au fil des haltes son chapelet de
localités oubliées : Les Cayes, Port-Salut, Les Côteaux,
Port-à-Piments (sa fantastique grotte Marie-Jeanne), Chardonnières,
Les Anglais, Grosse-Chaudière, Tiburon enfin, terminus car la route,
effondrée, s'arrête là. Une heure de cabotage sur
des eaux turquoises et j'arrivai sur la côte nord de cette éternelle
presqu'île. Il fallut ensuite traverser une partie du massif de
la Hotte en moto-taxi pour rejoindre la - tant attendue ! - Jérémie.
Jadis cité coloniale prospère - Saint-Domingue était la colonie la plus lucrative du monde - c'est une aujourd'hui une ville oubliée : déchue de sa splendeur passée, très isolée du reste du pays, victime enfin du marasme économique national chronique . Comme partout en Haïti, nul touriste. Le patrimoine est pourtant remarquable : ville basse, rue Stenio Vincent (plus haut), ce ne sont qu'anciennes maisons de négoce bâties en pierres, en briques, en bois, d'autres encore à structure métallique apparente, d'époque française ou post-coloniale, toute une trame urbaine magnifique, en dépit de façades qui mériteraient, comme dans toutes les villes haïtiennes, un grand coup de peinture. Nous voici au centre de la ville, place des trois Dumas. On n'a pas oublié l'enfant du pays : le général républicain y a son buste, doublé d'une plaque commémorative offerte il y a quelques années par l'association des trois Dumas, de Villers-Cotterêts. Me voici donc aux sources haïtiennes des Dumas. Ici je laisserai parler Alexandre (Mes Mémoires, chapitre II) :
De Jérémie, je me dirige vers La Guinaudée, où
se trouvait l'habitation, dite Madère, berceau du général.
Une petite heure de moto-taxi, je brûle, m'enquiers de son emplacement
: on m'indique un méchant sentier pentu qui descend au bord de
la route. Il a plu, je patauge et glisse sur la gadoue, avant de renoncer
à mes chaussures que je laisse sur un talus. Un homme croise mon
chemin, pieds nus lui aussi. Il parle un mélange de créole
et de français châtié, son débit est théâtral
; en apprenant que je cherche les traces des Dumas, il me qualifie de
philanthrope et m'emmène avec lui. Jean-Gamaël (c'est son
prénom) habite au bord de la Guinaudée, où nous arrivons
et que nous franchissons à gué. Adorable rivière,
ou plutôt gros torrent coulant sur son lit de gros galets blancs,
de celles que l'on voit dans tout village haïtien. Après la
descente, c'est l'ascension, à pic et plus glissante que jamais.
Moultes chutes plus tard, nous voilà au sommet d'un petit morne
: c'est ici que, selon la tradition orale, s'élevait l'habitation,
dont il ne reste rien, pas même une pierre. Un arbre marque le lieu,
il est situé près d'une croix aujourd'hui disparue, mais
dont se souvient mon guide. C'est bien là, m'assure-t-il, parole
des anciens à l'appui, qu'est né le général,
et qu'est morte Césette, sa mère.
Le lendemain, je me rends aux Abricots, à une heure de Jérémie.
J'ai prévu de rencontrer l'écrivain Jean-Claude Fignolé,
maire du village, dont je viens de lire le très beau roman, Une
heure pour l'éternité (2),
qui évoque à travers les voix du général Leclerc,
de Pauline Bonaparte et de Toussaint-Louverture, la Révolution
haïtienne et l'indépendance de 1804. Je l'interroge sur Haïti
(il est sans pitié sur l'état du pays), puis sur Dumas.
Surprise : certes son enfance a été bercée par ses
romans, il lui rend bien sûr justice de son talent de conteur, mais
il lui garde une grande rancur, celle de ne jamais être intervenu,
de ne jamais avoir pris parti pour défendre la jeune Haïti.
Pas de Bug Jargal, ni de Toussaint-Louverture
dans son uvre. Lamartine et Hugo ne s'émurent-ils pas dans
leurs écrits de la légitime aspiration des Haïtiens
à la liberté (3) ?
Dumas, non. Pris au dépourvu, je tente malgré tout de prendre
sa défense : fils d'un métis, petit-fils d'une esclave,
n'avait-il pas été en butte aux moqueries ? Ne voulut-il
pas par cette apparente indifférence faire oublier ses origines,
se fondre dans la France dont il racontait, par ailleurs, si bien l'Histoire
? Ce silence n'est-il pas concevable chez un homme dont un de ses contemporains
(Eugène de Mirecourt) écrivait : "Grattez l'écorce
de M. Dumas et vous trouverez le sauvage" ? Pas assez pour un écrivain
haïtien en 2009, semble-t-il. Je tiens mon dernier argument, et demande
à Jean-Claude Fignolé s'il a lu Georges,
roman dénonçant l'esclavage et le préjugé
de couleur à l'Ile de France, une île comme Saint-Domingue,
"qui à cette heure s'appelle Haïti". Non me répond-t-il,
je lui promets de le lui envoyer à mon retour en France. J'ai tenu
ma promesse.
Autre preuve de l'attachement intime de Dumas père à ses
racines ultra-marines, la véritable origine du toponyme Monte-Cristo,
qui ne fut découverte qu'en 1976 par le généalogiste
Gilles Henry (4) : derrière
l'île italienne que l'écrivain visita, il y a, plus intéressant
le Monte-Christi de Saint-Domingue (situé sur l'actuelle République
dominicaine, non loin de la frontière haïtienne), où
était sise l'habitation de son grand-oncle, planteur lui aussi.
C'est après une brouille avec celui-ci que son frère (Davy
de la Pailleterie, le père du général donc) se transféra
à l'autre bout de l'île, à Jérémie.
Impossible coïncidence. Expliquant dans une causerie
comment il fut inspiré par l'île de Monte-Cristo, Dumas conclut
mystérieusement : "Et maintenant, libre à chacun de
chercher au Comte
de Monte-Cristo une autre source que celle que j'indique ici ; mais
bien malin celui qui la trouvera". Il fallut plus d'un siècle
pour comprendre le sens de ces propos sybillins.
Que reste-t-il de(s) Dumas en Haïti ? La légende du général (un produit de l'ancien régime) fut éclipsée par l'histoire de la Révolution haïtienne, glorieuse quoiqu'un peu trop glorifiée (6) aujourd'hui encore. Quelques rues et collèges Dumas, les Haïtiens désignant parfois (fort logiquement d'ailleurs) Dumas "fils" notre Dumas "père". La conscience orgueilleuse qu'il s'agit d'un auteur "de chez nous" (on dirait aujourd'hui "de la diaspora"). Auteur français ? haïtien ? franco-haïtien ? Et si, comme le propose Dominique Fernandez (7), on le considérait comme le premier écrivain "francophone" ? Une chose est sûre, la connaissance de l'origine haïtienne de Dumas est plus répandue à Port-au-Prince qu'à Paris, dans la Grand'Anse qu'en Picardie, et reflète les relations si spéciales de ces deux pays : la France a oublié Haïti, qui n'a pas oublié la France. Noël Lebeaupin (1) Claude Ribbe, Alexandre Dumas, le dragon de la reine, voir plus bas. ![]() (2) Jean-Claude Fignolé, Une heure pour l'éternité, Ed. Sabine Wespieser, 2008. ![]() (3) Rappelons ici la situation intenable d'Haïti sur la scène internationale de l'époque, qui "tenait en suspicion ce pays qui avait été le tombeau des rêves impériaux français en Amérique" (Jean-Marie Théodat, Haïti - République dominicaine, une île pour deux, 1804-1916, Khartala, 2003). Après la déconfiture coloniale française de 1804, la jeune République dut proprement acheter sa tranquillité et sa reconnaissance diplomatique par la dette dite "de l'indépendance", une somme de 150 millions de francs, destinée à "dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité". Ce "dédommagement", d'un grand cynisme vu d'aujourd'hui, était une idée des autorités haïtiennes elles-mêmes, mais née sous la pression, Louis XVIII puis Charles X ne faisant pas mystère de leur volonté de reprendre le contrôle de l'ancienne colonie. Notons que la dette, dont le montant fut ensuite révisé, fut intégralement payée, la dernière traite ayant été versée en 1883. ![]() (4) Gilles Henry, Monte Cristo ou l'extraordinaire aventure des ancêtres d'Alexandre Dumas, voir plus bas. ![]() (5) Claude Ribbe rappelle pourtant en préambule de Le Diable noir une scène émouvante : en 1895 Frédéric Febvre, acteur alors fort célèbre à Paris, visitant les Antilles, fit escale à Jérémie à la demande de son ami Dumas fils. Il fut escorté par une cinquantaine de cavaliers sur les traces de l'habitation Madère à la Guinaudée, cavaliers "qui s'étaient découverts silencieusement, respectueusement". Il écrivit ensuite le récit de cette journée au petit-fils du général, qui vivait sa dernière année, et n'avait pas oublié ses origines ![]() (6) S'il est vrai que les Français ignorent la désastreuse expédition de Saint-Domingue et le rétablissement de l'esclavage aux Antilles par Napoléon, on reste en revanche un peu gêné par l'histoire officielle telle qu'elle est enseignée dans les écoles haïtiennes... Jean-Claude Fignolé relativise dans son roman Une heure pour l'éternité l'héroïsme des "pères de la Nation", redonnant leur place à des considérations économiques moins "romantiques". Alejo Carpentier rappelle lui aussi les faces moins glorieuses de l'après-indépendance dans Le Royaume de ce monde. ![]() (7) Dominique Fernandez, Les douze muses d'Alexandre Dumas, voir plus bas. ![]() Bibliographie ![]() ![]() ![]() ![]() Plus bas : Portrait d'un chasseur aves ses chiens dans un paysage, dit Portrait du général Dumas, par Louis Gauffier. ![]() |
© Société des Amis d'Alexandre Dumas 1998-2010 |
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