Anthologie / Histoire
Les fausses funérailles de Charles Quint
(La Royale Maison de Savoie)
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Mêlant, comme dans tous ses grands romans, les aventures imaginaires et le contexte historique, Alexandre Dumas évoque, dans la partie de La Royale Maison de Savoie également connue sous le titre de Le page du duc de Savoie, la figure de Charles-Quint. Avec en particulier l'anecdote des funérailles simulées, qui amène l'écrivain à porter un jugement savoureux sur son choix d'être devenu romancier plutôt qu'historien.

Enfin, vers le commencement du mois de juillet de cette même année 1558, lassé d'assister aux funérailles des autres, et blasé sur cette funèbre distraction, Charles-Quint résolut d'assister aux siennes. (...) La première chose que l'on entreprit fut la construction d'un magnifique mausolée au milieu de l'église ; le père Vargas, qui était ingénieur et sculpteur, en fit un dessin que l'empereur trouva à sa convenance, sauf quelques détails qu'il retoucha.

Le dessin approuvé, on fit venir de Palencia des maîtres charpentiers et des peintres qui, pendant cinq semaines, occupèrent à la confection de ce mausolée vingt personnes par jour. Au bout de cinq semaines, grâce à l'activité que donnaient à chacun la présence et les encouragements de l'empereur, le monument fut achevé. Il avait quarante pieds de long, cinquante de haut et trente de large : tout alentour il existait des galeries auxquelles on montait par divers escaliers ; on y voyait une suite de tableaux représentant les plus illustres empereurs de la maison d'Autriche, et les principales batailles de Charles-Quint lui-même ; enfin tout en haut gisait la bière, sans couvercle, ayant à sa gauche la Renommée, et à sa droite l'Immortalité.

Tout étant achevé, on fixa pour ces feintes funérailles, le jour du 24 août au matin.

Dès cinq heures, c'est-à-dire une heure et demie après le lever du soleil, quatre cents grosses bougies teintes en noir furent déposées et allumées sur le sarcophage, autour duquel se tenaient tous les domestiques de l'ex-empereur habillés de deuil, la tête nue, et portant une torche à la main. A sept heures, Charles-Quint entra, vêtu d'une longue robe de deuil, ayant à chacun de ses côtés, c'est-à-dire à sa droite et à sa gauche, un moine vêtu de deuil comme lui.

Il alla, portant aussi une torche à la main, s'asseoir sur un siège préparé pour lui devant l'autel. La, immobile, sa torche appuyée à terre, il écouta, vivant, tous ces chants faits pour les trépassés, depuis le Requiem jusqu'au Requiescat, tandis que six moines de différents ordres disaient six messes basses aux six autels latéraux de l'église.

Puis, à un moment donné, se levant, il alla, toujours escorté de ses deux moines, s'incliner devant le maître-autel, et, s'étant mis aux genoux du prieur:

- Je te demande et supplie, ô arbitre et monarque de notre vie et de notre mort, dit-il, que, de même que le prêtre prend de mes mains avec les siennes, ce cierge que je lui offre en toute humilité, de même tu veuilles agréer mon âme, que je recommande à ta divine indulgence, et la recevoir, quand il te plaira, dans le sein de ta bonté et de ta miséricorde infinies !

Alors le prieur mit le cierge dans un chandelier d'argent massif que le faux trépassé avait donné au couvent pour cette grande occasion.

Après quoi, Charles-Quint se releva, et, accompagné toujours des deux moines qui le suivaient comme son ombre, il alla se rasseoir sur son siège.

La messe finie, l'empereur jugea qu'il lui restait quelque chose à faire et que l'on avait oublié le plus important de la cérémonie : il fit donc lever une dalle du chþur, et, au fond d'une fosse creusée à cet effet, il ordonna qu'on étendît une couverture de velours noir, avec un oreiller aussi de velours pour former un chevet. Alors, aidé des deux moines, il descendit dans la fosse, se coucha roide, les mains jointes sur la poitrine et les yeux fermés, contrefaisant le mort du mieux qu'il lui était possible.

Aussitôt, le prêtre officiant entonna le De Profundis clamavi, et, tandis que tout le chœur continuait à le chanter, tous ces moines vêtus de noir, tous ces gentilshommes et tous ces serviteurs en habits de deuil, le cierge à la main, versant des larmes, se mirent à défiler autour du défunt, le prêtre officiant en tête, et chacun à son tour lui jetant de l'eau bénite, et souhaitant le repos à son âme.

La cérémonie dura plus de deux heures, tant ceux qui jetaient l'eau bénite étaient nombreux : aussi l'empereur fut-il tout trempé à travers sa robe noire, ce qui, joint au vent que laissaient passer les fentes de la pierre, vent froid et funèbre montant des caveaux mortuaires de l'abbaye, fit qu'il se releva tout grelottant, quand, resté le dernier dans l'église avec ses deux moines, il voulut regagner sa cellule.

Aussi, se sentant si engourdi et frissonnant :

- Mes pères, dit l'empereur, je ne sais pas si, en vérité, il vaut la peine que je me relève.

En effet, en entrant dans sa cellule, force fut à Charles-Quint de se mettre au lit, et, une fois au lit, il ne se releva plus ; de sorte que, moins d'un mois après la cérémonie feinte, on célébrait la cérémonie réelle, et que tout ce que l'on avait préparé pour la fausse mort, servit à la mort véritable. (...)

C'est une bien belle chose que l'histoire ! aussi, ne nous jugeant pas digne d'être historien, nous sommes-nous fait romancier.
© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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