Anthologie / Mémoires
Comment je devins braconnier
(Mes Mémoires)
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Beaucoup plus que par ses études, Dumas enfant est attiré par la nature, la forêt qui entoure Villers-Cotterêts et la chasse. Ses Mémoires contiennent de longues descriptions de ces passions qui ne le quitteront jamais, et que l'on retrouvera évoquées aussi bien dans ses récits de voyages que dans des romans comme Ange Pitou.

Ce fut dans ces transes que nous passâmes l'hiver de 1814 à 1815, hiver pendant lequel, à l'insu de ma mère, je commençai à faire mes premiers exercices à feu. Défense positive avait été faite par ma mère, à Montagnon, de me remettre le fameux fusil à un coup ; mais Montagnon me tenait pour un si habile arquebusier, qu'il ne pouvait partager les terreurs de ma pauvre mère ; il me remettait donc, non pas le fusil défendu, - Montagnon, Auvergnat jusqu'au bout des ongles, était trop honnête homme pour manquer à sa parole -, mais un autre fusil à un coup qu'il avait fait lui-même pour son fils, et dont, par conséquent, il était parfaitement sûr. Ce n'était pas tout : comme on ne chasse pas sans poudre et sans plomb, il m'approvisionnait de munitions, et me lâchait dans le Parterre.

Ce fusil était d'autant plus précieux que c'était un véritable fusil de braconnier, fusil-canne, dont on tenait le canon à la main, et dont on mettait la crosse dans sa poche.

Voyait-on un oiseau, on montait le fusil, et l'on se faisait chasseur.

Voyait-on du monde, on démontait le fusil et l'on redevenait promeneur.

Comme nul ne se doutait que je pusse avoir une pareille arme à ma disposition, je n'inspirais aucune défiance. Le garde qui avait entendu un coup de fusil venait à moi, et me demandait des renseignements. Il va sans dire que j'avais entendu le coup - je ne pouvais faire autrement -, mais jamais je n'avais vu le délinquant, ou, si je l'avais vu, il avait pris la fuite en m'apercevant, et le point vers lequel il s'était dirigé était toujours le point opposé à celui où je comptais aller moi-même. Or, sur la marche du garde, je dirigeais ma marche, et, sauf cette diable d'accusation de bonapartisme, tout allait pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles.

Mes galeries ordinaires étaient ce qu'on appelait alors les grandes allées ; c'était une quadruple rangée de tilleuls séculaires, se prolongeant à la distance d'un quart de lieue, du château à la forêt. Cette quadruple rangée d'arbres avait plaine à gauche, plaine à droite. il était donc facile de voir venir l'ennemi à bonne distance, et de fuir quand l'ennemi venait.

L'hiver, ces allées foisonnaient de toute sorte d'oiseaux, et surtout de grives. Mon fusil-canne, de petit calibre, était excellent, et portait au faîte des plus hauts arbres.

Aussi, mon thème ou ma version finis, ou même non finis, prenais-je ma course, sous prétexte d'aller chez Montagnon. Montagnon me tenait le fusil prêt, me faisait sortir par la porte de derrière, et je ne faisais qu'un bond jusqu'aux grandes allées.

Mais un si grand bonheur ne pouvait durer.

L'impunité enfante la confiance, la confiance rend imprudent.

Par une belle matinée des derniers jours de février 1815, comme le soleil faisait resplendir un tapis de neige d'un pied d'épaisseur, je suivais avec une si grande attention une grive voletant d'arbre en arbre, que je ne m'aperçus pas que j'étais suivi moi-même. Enfin elle parut se fixer au milieu d'une touffe de gui. Je fis un fusil de ma canne, j'ajustai et je lâchai le coup.

A peine était-il parti, que j'entendis retentir à trois pas de moi ces paroles terribles :

- Ah ! petit drôle, je t'y prends !

Je me retournai tout effaré, et je reconnus un garde-chef nommé Creton. Sa main étendue n'était pas à un demi-pied du col de ma veste. J'avais trop l'habitude du jeu de barres pour me laisser prendre ainsi. Je fis un bond de côté, et je me trouvai à dix pas de lui.

- Tu m'y prends, mais je ne suis pas pris, lui dis-je.

Il n'avait pas besoin de courir après moi, puisqu'il m'avait reconnu, et que le procès-verbal d'un garde est valable sur son simple rapport ; mais l'amour-propre s'en mêla, et il se lança à ma poursuite.

Mes jambes avaient grandi depuis le jour où Lebègue m'avait donné cette chasse dont le résultat avait été si humiliant pour moi. Aussi Creton vit-il du premier coup que j'étais un rude coureur, et qu'il n'aurait pas bon marché de moi. Il n'en persista pas moins à vouloir me rejoindre. Je me dirigeai alors vers la plaine : un fossé de six pieds de large m'en séparait. Mais qu'était-ce pour moi qu'un fossé de six pieds ? Je le franchis, et bien au-delà. Creton, emporté par sa course, voulut en faire autant ; mais ses jambes avaient quatre fois l'âge des miennes, ce qui leur ôtait un peu d'élasticité. Au lieu de tomber au-delà, il tomba en deçà, et, au lieu de continuer sa course à fond de train, comme je faisais, il sortit du fossé à quatre pattes, se releva à grand-peine, et se remit en chemin clopin-clopant et en s'appuyant sur la crosse de son fusil.

Il s'était donné une entorse.

Cela n'embellissait pas mon affaire.

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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