Le discours d'Alain Decaux, de l'Académie française Vous êtes ici : Accueil > Panthéon
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Samedi 30 novembre 2002, 19 heures 10.

Enfin te voilà, Alexandre !

J'en demande pardon à ceux qui t'ont précédé en cet auguste lieu mais il m'est impossible de ne pas tutoyer un ami d'enfance.

Au fronton du Panthéon, la reconnaissance de la patrie s'inscrit dans la pierre. Immense est celle que nous te devons. En ta personne, nous accueillons l'ecrivain français le plus lu dans le monde mais aussi - et surtout - le plus illustre dispensateur d'émerveillement qui fut jamais.

Tous, nous avons tremblé quand la reine Margot a arraché au bourreau la tête de son amant. Tous, pour sauver la reine, nous avons galopé sur la route de Calais à la suite d'Athos, Porthos, Aramis, d'Artagnan. Tous, nous avons retenu notre souffle quand Edmond Dantès s'est retrouvé jeté, dans un sac, du haut du château d'If .

Tes héros, Alexandre, sont devenus les nôtres. Sais-tu combien ils furent ? On en a fait le compte : 37 267. Tantôt ils ont existé et tu les as transfigurés. Tantôt, issus de ta fabuleuse imagination, ils sont devenus des êtres de chair et de sang. Ton pouvoir est si grand que tes personnages secondaires eux-mêmes demeurent incrustés dans notre mémoire avec leur allure, leur habit et même leur visage. Ils sont là, ce soir, les valets des mousquetaires: Planchet, malin comme un singe, Grimaud le taciturne, Mousqueton jamais rassasié, Bazin qui longe les murailles.

Ton art est de mêler le réel et l'imaginaire. Dans Vingt ans après, Charles Ier, roi d'Angleterre, va mourir. Avant que l'épée du bourreau s'abatte sur sa nuque, il prononce un mot que l'histoire a retenu : Remember. Mais nous qui t'avons lu savons qu'il s'adressait à Athos caché sous l'échafaud.

Tu avais vingt-sept ans quand la Comédie française a représenté ta première pièce, Henri III et sa cour. Ce n'était pas une tragédie, ce n'était pas une comédie : c'était le premier drame romantique de notre histoire. Rarement vit-on un tel triomphe ! Inconnu à 8 heures du soir, à minuit tu étais célèbre.

Je te revois dessiné par Devéria, filiforme, le teint foncé du quarteron, beau sous tes cheveux crépus et noirs. Les femmes t'ont adoré. Et toi donc, Alexandre !

Tu étais sûr de passer à la postérité par ton théâtre. Tu te trompais. On ne joue plus guère tes pièces. La gloire t'est venue de tes romans. Les immenses toiles dont Sainte-Beuve disait que tu les couvrais sans fatiguer ni ton pinceau ni ton lecteur sont semées de trésors uniques dans notre littérature dès lors qu'ils sont rassemblés dans une seule main : l' art de l'intrigue, le dialogue qui court la poste, la grandeur, la gaîté, le mouvement, la chaleur, l'émotion, la couleur. Ton style se reconnaît à l'oeil nu, c'est celui de tes Mémoires, peut-être ton chef d'œuvre parce que Dumas y devient un héros de Dumas.

A quarante ans, tu as cessé de surveiller ta ligne. Cela se voit. Colosse éclatant de santé donnant naissance à un monde, tu t'assieds, été comme hiver, de l'aube à la nuit, à ta table de bois, vêtu de blanc, chemise largement ouverte, suant, soufflant, riant, pleurant avec tes personnages. Un jour, ton fils te trouve dans les larmes. Il s'affole.

- Hélas ! Porthos est mort ! J'ai dû le sacrifier.

De 1842 à 1848, tu sembles dépasser tes propres limites: tu publies dix-neuf titres, la plupart en plusieurs volumes et parmi eux Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Bragelonne, La Reine Margot, Le Comte de Monte-Cristo, La Dame de Monsoreau, Joseph Balsamo. En six ans seulement! Bien sûr, comme pour les peintres de la Renaissance, il faut que l'on prépare tes fresques - et il est juste que Auguste Maquet soit nommé ici ce soir - mais à la fin celui qui tient la plume, c'est toi.

Tes succès étaient si grands que, de ton vivant, les longues figures t'ont dédaigné. Ton fils t'a vengé des contempteurs: « Mon père est un fleuve. On peut bien pisser dans un fleuve ». Et combien d'autres ! Hugo, que nous allons entendre ensemble. Lamartine : « C'est un Prométhée, un Titan ! ». Michelet : « Monsieur, vous êtes une des forces de la nature ».

Il a fallu du temps pour que l'on s' accorde à te voir grand parmi les grands. « Merveilleux Dumas », s'est écrié Apollinaire. Tu as ému jusqu'à Péguy. La nouvelle littérature s'est ralliée à ton génie. Le cinéma et la télévision puisent dans ton œuvre comme à une source intarissable.

Je te vois une dernière fois, après la défaite de 1870, venant, près de Dieppe, frapper à la porte de ton fils. Des millions que tu avais gagnés, il ne restait qu'une pièce de 20 francs. Tu l'as montrée :

- Tu vois, Alexandre, comme les gens sont méchants. On dit que j'ai jeté l'argent par les fenêtres. Ces 20 francs, je les avais en arrivant à Paris. Je les ai toujours.

Tes rondeurs, ton embonpoint n'étaient plus que des souvenirs. Simplement, tu as dit :

- Je viens mourir chez toi, Alexandre.

Chaque jour désormais, on te porta, dans un fauteuil, sur la plage. Le bruit de la mer roulant sur les galets résonnait à tes oreilles comme des applaudissements. Le jour est venu où tu n'as plus quitté ton lit.

Quand tu t'es senti mourir, tu as confié à ton fils l'angoisse qui t'étreignait :

- Alexandre, crois-tu qu'il restera quelque chose de moi ?

- Je te le jure, papa !

Le Panthéon qui t'accueille ce soir donne raison à l'auteur de La Dame aux camélias.

Alain Decaux
Président d'honneur de la Société des Amis d'Alexandre Dumas

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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