Victor
Hugo (1802-1885) écrit à Alexandre
Dumas fils le 15 avril 1872, à l'occasion
du transfert de la dépouille de l'écrivain à Villers-Cotterêts.
Mon
cher confrère, J'apprends par les journaux que demain 16 avril,
doivent avoir lieu à Villers-Cotterêts les funérailles
d'Alexandre Dumas. Je suis retenu près d'un enfant malade, et je
ne pourrai aller à Villers-Cotterêts. C'est pour moi un regret
profond. Mais je veux du moins être près de vous par le coeur.
Dans cette douloureuse cérémonie, je ne sais si j'aurais
pu parler, les émotions poignantes s'accumulent dans ma vie et
voilà bien des tombeaux qui s'ouvrent coup sur coup devant moi,
j'aurais essayé pourtant de dire quelques mots. Ce que j'aurais
voulu dire, laissez-moi vous l'écrire.
Aucune popularité en ce siècle n'a dépassé
celle d'Alexandre Dumas; ses succès sont mieux que des succès;
ce sont des triomphes; ils ont l'éclat de la fanfare. Le nom d'Alexandre
Dumas est plus que français il est européen; il est plus
qu'européen, il est universel. Son théâtre a été
affiché dans le monde entier; ses romans ont été
traduits dans toutes les langues. Alexandre Dumas est un de ces hommes
qu'on peut appeler les semeurs de civilisation; il assainit et améliore
les esprits par on ne sait quelle clarté gaie et forte; il féconde
les âmes, les cerveaux, les intelligences; il crée la soif
de lire; il creuse le génie humain, et il l'ensemence.
Ce qu'il sème, c'est l'idée française. L'idée
française contient une quantité d'humanité telle
que partout où elle pénètre, elle produit le progrès.
De là l'immense popularité des hommes comme Alexandre Dumas.
Alexandre Dumas séduit, fascine, intéresse, amuse, enseigne.
De tous ses ouvrages, si multiples, si variés, si vivants, si charmants,
si puissants, sort l'espèce de lumière propre à la
France.
Toutes les émotions les plus pathétiques du drame, toutes
les ironies et toutes les profondeurs de la comédie, toutes les
analyses du roman, toutes les intuitions de l'Histoire, sont dans l'uvre
surprenante construite par ce vaste et agile architecte. Il n'y a pas
de ténèbres dans cette uvre, pas de mystère,
pas de souterrain, pas d'énigme, pas de vertige; rien de Dante,
tout de Voltaire et de Molière, partout le rayonnement, partout
le plein midi, partout la pénétration de la clarté.
Ses qualités sont de toutes sortes, et innombrables.
Pendant quarante ans cet esprit s'est dépensé comme un prodige.
Rien ne lui a manqué; ni le combat, qui est le devoir, ni la victoire,
qui est le bonheur. Cet esprit était capable de tous les miracles,
même de se léguer, même de se survivre. En partant,
il a trouvé le moyen de rester, et vous l'avez. Votre renommée
continue sa gloire.
Votre père et moi, nous avons été jeunes ensemble.
Je l'aimais, et il m'aimait. Alexandre Dumas n'était pas moins
haut par le coeur que par l'esprit; c'était une grande âme
bonne. Je ne l'avais pas vu depuis 1857. Il était venu s'asseoir
à mon foyer de proscrit à Guernesey, et nous nous étions
donné rendez-vous dans l'avenir et dans la patrie, en septembre
1870, le moment est venu; le devoir s'est transformé pour moi:
j'ai dû retourner en France.
Hélas, le même coup de vent a des effets contraires. Comme
je revenais dans Paris, Alexandre Dumas venait d'en sortir. Je n'ai pas
eu son dernier serrement de main. Aujourd'hui je manque à son dernier
cortège. Mais son âme voit la mienne. Avant peu de jours,
bientôt je le pourrai peut-être, je ferai ce que je n'ai pu
faire en ce moment; j'irai, solitaire, dans le champ où il repose,
et cette visite qu'il a faite à mon exil, je la rendrai à
son tombeau.
Cher confrère, fils de mon ami, je vous embrasse.
Victor Hugo
Lettre à Alexandre Dumas fils
1872
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