Jean-Dominique Bauby (1952-1997),
journaliste, a été victime d'un terrible accident vasculaire,
qui l'a laissé prisonnier du « locked-in syndrome » :
incapable de bouger ou de s'exprimer, sauf par des battements de paupière.
C'est par cette méthode qu'il a dicté, lettre à lettre,
son livre, dans lequel il trace un parallèle entre son sort et celui
de Noirtier de Villefort, dans Le
Comte de Monte Cristo.
Si
on demandait aux lecteurs d'Alexandre Dumas dans lequel de ses personnages
ils aimeraient se réincarner, les suffrages iraient à D'Artagnan
ou à Edmond Dantès et nul n'aurait l'idée de citer
Noirtier de Villefort, figure assez sinistre du Le
Comte de Monte Cristo. Décrit par Dumas comme un cadavre au regard
vif, un homme déjà façonné aux trois quarts
pour la tombe, cet handicapé profond ne fait pas rêver mais
frémir. Dépositaire impuissant et muet des plus terribles
secrets, il passe sa vie prostré dans une chaise à roulettes
et il ne communique qu'en clignant des yeux : un clin d'il signifie
oui, deux, non. En fait bon papa Noirtier, ainsi que le surnomme sa petite-fille
avec affection, est le premier locked-in syndrome, et à ce jour le
seul, apparu en littérature. Dès que mes esprits sont sortis
de la brume épaisse où mon accident les avait plongés,
j'ai beaucoup pensé à bon papa Noirtier. Je venais juste de
relire Le
Comte de Monte Cristo et voilà que je me retrouvais au coeur
du livre dans la plus fâcheuse des postures. Cette lecture ne tenait
pas du hasard. J'avais le projet, sans doute iconoclaste, d'écrire
une transposition moderne du roman : la vengeance restait bien sûr
le moteur de l'intrigue, mais les faits se déroulaient à notre
époque et Monte-Cristo était une femme. Je n'ai donc pas eu
le temps de commettre ce crime de lèse-majesté. Pour punition
j'aurais préféré être métamorphosé
en baron Danglars, en Frantz d'Epinay, en abbé Faria ou, à
tout prendre, devoir copier dix mille fois : on ne badine pas avec les chefs-d'uvre.
Les dieux de la littérature et de la neurologie en ont décidé
autrement. Certains soirs j'ai l'impression que bon papa Noirtier vient
patrouiller dans nos couloirs avec ses longs cheveux blancs et sa chaise
à roulettes vieille d'un siècle qui a besoin d'une goutte
d'huile. Pour retourner les décrets du destin j'ai maintenant en
tête une grande saga où le témoin clé est coureur
à pied plutôt que paralytique. On ne sait jamais. Peut-être
que ça marchera.
Jean-Dominique Bauby
Le Scaphandre et le papillon
Editions Robert Laffont
1997 |