Léon Gozlan Vous êtes ici : Accueil > Vie > Ils ont dit de lui
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En 1947, la construction du château de Monte-Cristo, près de Saint-Germain-en-Laye, bat son plein. Léon Gozlan raconte avec verve, dans L'Almanach comique, la sensation produite auprès du public par cette entreprise extravagante et la façon inimitable dont Dumas mène les travaux...

Le Parisien qui va visiter l'Italie, l'Espagne et l'Angleterre, et qui regrette parfois de ne pouvoir aller dans la lune, comme s'il ne lui restait plus rien à connaître sur la terre, trop petite pour lui, nouvel Alexandre ; le parisien ignore parfaitement qu'entre Saint-Germain, où il se rend souvent, et Versailles, où il se rend plus souvent encore, il existe une particularité inconnue à son goût de plus en plus prononcé pour les voyages. C'est le pays compris entre ces deux résidences fameuses ; pays charmant, enchanté, plus riant que l'Italie où il n'y a pas toujours de l'ombre, plus pittoresque que l'Espagne où l'on trouve peu d'arbres, plus heureux que l'Angleterre privée du soleil, et, je crois, plus gai que la lune, dont la végétation, vue de loin, ne parait pas très abondante. On appelle tout simplement et trop simplement à mon avis, ce pays-là, cette terre privilégiée, la campagne de Marly. Mais c'est le sort des petites choses d'avoir de grands noms ; et des grandes choses, d'en porter de petits. Montmorency, ce mot qui fait ouvrir la bouche quatre fois démesurément, est un village fort laid ; et Nil, ce mot qui fait à peine remuer les lèvres, désigne le plus grand fleuve d'Afrique.

La route de Marly, tracée au milieu de la campagne de ce nom, est enfermée entre une bordure de forêts et la Seine, plus riche, plus belle à cet endroit que dans le reste de son immense parcours. La magnificence de cette route a une cause bien connue. Fréquentée pendant trois siècles par les courtisans de tous ces rois qui ont habité Versailles et Saint-Gemain, elle s'est émaillée de palais, de châteaux, de maisons de plaisance ; elle s'est couverte de parcs aussi vastes que des bois.

Je me rendais à Luciennes, où madame du Barri avait son pavillon si célèbre, Luciennes où Louis XV venait oublier qu'il était roi pour un peu trop se convaincre qu'il était homme, Luciennes une des plus billantes étapes de la route de Marly, quand le conducteur de la voiture de Saint-Germain à Versailles me cria, en se penchant sur son siége en basane:

- Monsieur, le voici !
- Ca m'est parfaitement égal, lui répondis-je, sans cesser de promener ma rêverie du ciel au fleuve, du fleuve à l'horizon, de l'horizon au petites clochettes blanches du chemin.
- Je vous dis que le voici, répéta le conducteur.
- Je vous dis de me laisser tranquille. J'ai payé pour aller à Versailles, et non pour que vous me fassiez part de vos observations de touriste.
- C'est qu'en effet le voici, me dirent à leur tour mes compagnons de route en se portant tous du côté droit de la voiture.
- Mais qui donc ? demandai-je à la fin avec impatience. Est-ce Louis XIV, Louis XV ?
- Le château de M. Alexandre Dumas (les conducteurs de Saint-Germain prononcent Dumassse, comme s'il y avait trois s s s). Le château de Monte-Cristo.
- Le château de Monte-Cristo ! m'écriai-je. C'est autre chose ; cela mérite qu'on se dérange.

Et je fis comme les autres, je m'élançai à la croisée de la voiture pour connaître ce château dont on parle aujourd'hui en Europe et en Amérique, comme on parlait de Versailles sous Louis XIV, et de Sainte-Hélène en 1820.

Je voulais voir de tous mes yeux, regrettant de n'en posséder que deux, cette construction qui, selon les uns, réalise les créations idéales des Mille et une Nuits, tant elle est splendide, étincelante, originale et riche ; qui selon les autres, est au-dessous d'une maison bourgeoise au Marais ; qui, selon d'autres enfin, n'existe pas du tout.

J'apercevais déjà les girouettes de plomb du château de Monte-Cristo ; et ceci éloigne tout doute sur son existence ; j'allais bientôt voir de face son principal côté, en passant au bas de la côte, et en meplaignant intérieurement de ne pouvoir m'arrêter quelques minutes pour examiner à loisir des détails d'architecture qui me paraissaient d'un fort bon goût.

Tout à coup notre conducteur d'une voix plus vibrante que lorsqu'il avait crié Le voici ! se mit à dire : Le voilà ! Le voilà ! Et son fouet claqua au même instant ses plus belles notes, ses chevaux piaffèrent ; les voyageurs qu'une longue habitude mettait dans le secret de son enthousiasme passèrent, avec une précipitation périlleuse pour l'équilibre, du côté droit au côté gauche de la voiture, heureux de répéter aussi : Le voilà, oui, le voilà ! Pour cette fois, me dis-je, c'est bien Louis XV. Car c'est quelque chose comme de peuple à roi ce qui se passe devant moi. Voltaire seul a pu autrefois... Mais je me précipitai aussi... C'était Alexandre Dumas, à pied, comme un simple homme, ou plutôt comme personne, car il faisait très chaud sur la route et la poussière était étouffante.

- Tiens, Gozlan ; et où allez-vous donc ?
- A Luciennes.
- Alors, descendez.
- Mais non, puisque je vais à Luciennes pour voir le château de madame du Barri ; j'ai encore la faiblesse de vouloir connaître les choses avant de les décrire.
- Décrivez le mien et venez le voir. Descendez donc !
- Mais quand verrai-je Luciennes ?
- Après avoir vu Monte-Cristo. - Vous restez aujourd'hui avec moi ; nous dînons ensemble...
Je m'interromps ici, ou plutôt j'interromps Dumas, pour dire qu'en deux enjambées il était monté sur les plus hautes banquettes de la voiture, qui n'avait pas cessé de rouler, et qu'il s'était assis près de moi et de quelques bouchers de Poissy, dans l'enthousiasme de ce voisinage illustre.
- Donc, nous dînerons ensemble ; si vous voulez coucher, vous coucherez, et demain matin... Faites mieux, restez un mois à Saint-Germain et vous écrirez une pièce pour le Théâtre-Historique. C'est entendu, vous restez. Arrête ici, mon ami ; monsieur ne va pas à Luciennes ; il descend à Monte-Cristo avec moi.
- Allons ! je vous sacrifie madame du Barri, dis-je à Dumas.
- Elle en a tant sacrifié d'autres à Louis XV...

Nous descendîmes ; nous étions à la grille de Monte-Cristo. Dumas, qui a tant décrit de costumes, me permettra de parler du sien. Il avait une veste en velours, un bonnet de même, une chemise en dentelle de trois cents francs, et il n'était pas rasé. Visage connu, signes particuliers : aucuns.

- Monsieur Dumas !
- Qui donc m'appelle ?
- C'est moi.
- Monsieur Dumas !
Une autre voix appelait Dumas.
- Monsieur Dumas ! Monsieur Dumas ! Monsieur Dumas ! C'était une troisième voix : il en sortait de tous les points de la propriété.

La première voix dit à Dumas :
- J'ai acheté, ce matin, quinze cents goujons.
- Quinze cents goujons ! ! m'écriai-je. Et qu'allez-vous faire, bon Dieu ! de tous ces goujons ?
La voix continua :
- Huit cents ablettes, cent cinquante truites et douze cents écrevisses.
- C'est très bien, mon ami, répondit froidement Dumas, lâchez-les maintenant dans les bassins.
- Mais les bassins ont coulé, répliqua la voix.

J'avais cru comprendre, tout à coup je ne compris plus. J'avais compris qu'il y avait des bassins dans la propriété, et que les petits poissons étaient destinés à les peupler, mais je ne comprenais pas comment les bassins avaient coulé. Ordinairement c'est l'eau.

- Cela vous étonne, dit Dumas ; on voit que vous n'avez pas eu affaire aux architectes... Figurez-vous, mon cher ami, que j'ai fait creuser une suite de petits bassins les uns sous les autres, en forme de cascade...
- Monsieur Dumas, que faut-il faire de ces goujons ?
- Allons, bon !... Mets-les dans l'île de Monte-Cristo.
- Oui, monsieur Dumas.

Et Dumas reprit en me menant du côté de sa cascade : - Or ces petits bassins étaient si mal construits, qu'il est arrivé ce que j'avais prévu, même avant que l'eau les remplît. Regardez, mon bon ami. Je vis alors dix ou douze bassins, grands comme une forte poêle à frire, qui s'étaient descellés et avaient glissé les uns sur le bord des autres, comme une pile d'assiettes.

Dumas réfléchissait profondément. Puis, prenant courageusement son parti, il me dit en riant : - Si les poissons s'y fussent trouvés, il n'y aurait plus eu qu'à les servir. Les bassins sont devenus des plats.

J'ai dit que d'autres voix appelaient Dumas, dont l'intelligence suffisait à tout, répondait à tout, prévoyait tout, comme celle de Napoléon.

L'homme aux goujons avait à peine fini, et nous n'étions pas encore parvenus à la hauteur sur laquelle le château de Monte-Cristo a été bâti, que le jardinier lui disait :

- Monsieur Dumas, où planterons-nous le parc ?
- Ici, mon cher.
- Qui le dessinera ?
- Moi, mon cher.
- Quelles espèces d'arbres voulez-vous ?
- Les plus belles espèces. Mélèzes, sapins, chênes, bouleaux, charmes, tilleuls...
- Mais où sera votre parc ? demandai-je à Dumas, ayant remarqué avec douleur que le terrain de la propriété n'était pas aussi vaste que l'imagination du propriétaire.
- Je l'ai dit à mon jardinier, et vous venez de l'entendre ; il sera ici.
- Où nous sommes ?
- Oui.
- Il sera bien petit, lui dis-je. Il ne sera guère plus grand que le foyer de la Comédie-Française.
- Il sera petit, c'est vrai, mais il sera très littéraire.
- Qu'est-ce qu'un parc très littéraire, mon cher Dumas ?
- Je veux dire que je donnerai à chaque allée le nom d'un de mes ouvrages. Il y aura l'allée Lorenzino et l'allée Antony.
- Je comprends : mais cela ne procurera pas beaucoup d'ombre aux promeneurs.
- Que voulez-vous ? La gloire d'abord, l'ombre plus tard.

Enfin j'étais au pied du château de Monte-Cristo, bâti entièrement d'après les idées, au goût et sur les plans d'Alexandre Dumas lui-même, et il a prouvé que son goût comme architecte est exquis comme son talent d'écrivain. Je n'ai rien à comparer à ce précieux bijou, si ce n'est le château de la Reine Blanche dans la forêt de Chantilly, et la maison de Jean Goujon à Paris. Il est à pans coupés, avec balcon extérieur en pierre ; avec vitraux, croisées, tourelles et girouettes ; ce qui indique assez qu'il n'appartient à aucune époque précise, ni à l'art grec, ni à l'art moyen. Il a pourtant un parfum de Renaissance qui lui prête un charme particulier. Quoi qu'il en soit, c'est la manifestation d'un grand esprit, d'un goût d'artiste supérieur ; c'est le moule adorable d'une âme rêveuse et passionnée. Quel architecte au monde aurait conçu un tel monument ? La pensée du poète s'est figée au passage, et Monte-Cristo a été. C'est un monument en vers de dix syllabes et à rimes croisées. C'est encore mieux que cela : on pourrait devenir amoureux fou de ce monument, comme on aime la lune quand on est jeune.

Dumas, qui connaît mieux que personne les hommes de valeur de son siècle, a confié l'exécution de toutes les statues de son château à MM. Auguste Préault, Pradier et Antoine Moine.

Un romancier distingué oublia, et c'est exact, l'escalier de la maison de campagne qu'il avait fait construire ; Dumas n'a rien oublié, ni l'escalier, ni les caves qui sont fort belles, ni le salon qui sera admirable lorsqu'il sera meublé, ni même la devise des girouettes. Dans la banderole de l'une on lit : Au vent la flamme ! et dans l'autre : Au Seigneur l'âme !

Il a fait placer en guirlande autour de la frise du premier étage le buste des grands écrivains dramatiques de toutes les époques et même de la sienne. En admirant ce beau trait de grandeur d'âme chez un écrivain dramatique si exempt de jalousie, je lui dis :

- Mon cher Dumas, permettez-moi une seule observation.
- Laquelle ?
- Je vois dans votre guirlande dramatique Dante et Virgile ; il me semble que ni l'un ni l'autre n'ont écrit pour le théâtre. Ces deux poètes lyriques seraient aussi bien ailleurs, et ils n'usurperaient pas une place déjà bien limitée, puisque la littérature dramatique moderne est à grand'peine représentée là par le buste de Victor Hugo. Un seul écrivain dramatique contemporain !... A propos, et vous, mon bon ami, vous n'y êtes pas ?
- Moi, je serais dedans, me répondit Dumas, qui eut l'indulgence de me répondre.

A peine entrés dans le château de Monte-Cristo, un Turc, un véritable Turc vint se jeter au cou de Dumas, et le Turc et Dumas s'embrassèrent pendant cinq minutes.

- Savez-vous ce que c'est que ce Turc ?
- Non, répondis-je à Dumas.
- Je l'ai ramené de Tunis, où il sculptait le tombeau du bey régnant. Je dis au bey qu'il avait assez de temps devant lui pour me permettre de disposer pendant quelques années de son artiste favori; et le bey me l'a prêté. Voyez son ouvrage.

L'ouvrage de ce Turc prêté est un travail de moulure comme on n'en voit qu'aux plafonds mauresques de l'Alhambra ; c'est un enchaînement de traits en creux, dont l'ensemble produit l'effet et le mirage de la guipure, si jamais guipure de Bruxelles fut aussi légère que celle-là. Je fus frappé d'admiration. Trianon n'a pas un seul plafond comparable à celui que le Tunisien a brodé pour Monte-Cristo. Du balcon principal, qu'on pourrait appeler aussi le perron du château, on découvre un paysage plus beau peut-être que celui dont la vue jouit du haut de la terrasse de Saint-Germain. La couleur ne le rendrait pas ; que pourrait l'encre, la mienne surtout ? - Voilà tout ce que l'or de votre Monte-Cristo n'aurait pas produit, dis-je à Dumas.

- Oui, mais il l'aurait acheté, me répondit-il.

Tandis que nous étions sur ce perron, Dumas qui raconte si volontiers et si bien, me dit: - Vous voyez de l'autre côté de la route la boutique de ce marchand de vins, qui a pris pour enseigne à la Descente de Monte-Cristo ? Cette enseigne m'a causé un jour une terreur bien grande. On la peignait sous mes yeux. Le barbouilleur arrive enfin au nom du débitant. Il peint d'abord un D. Tiens ! me dis-je, son nom commence comme le mien. Quelques minutes après je lui vois former un U. Diable ! dis-je encore, il s'appelle donc Du... quoi ? J'attends. Le pinceau laisse tomber un M.

Comment s'appelle donc ce marchand de vins ? S'il allait s'appeler Dumas !

Et juste devant mon château ! un Dumas, marchand de vins ; j'avais une peur!... mais une peur!... Voyons... Après l'M, succède un A. C'est fait de moi ! son nom est Dumas ! Que faire, mon Dieu ! que faire ? Je me résigne.

Une dernière lettre restait à peindre ; je ferme les yeux, je les rouvre, et je lis Dumay, marchand de vins, restaurateur. J'étais sauvé.

Nous sortîmes du château pour aller visiter l'île de Monte-Cristo. C'est bien une île, et du milieu de cette île, un peu plus grande qu'un de ces bassins à frire dont j'ai parlé, s'élève un petit pavillon. Chaque pierre de cette construction lilliputienne porte gravé en rouge le nom d'un des nombreux ouvrages d'Alexandre Dumas. Toutes les pierres, vous le devinez aisément, sont couvertes d'inscriptions. Je n'approuve pas entièrement ces épitaphes ; l'effet n'est pas agréable à l'oeil, et l'exemple est funeste.

Demain un épicier se croira en droit, lui aussi, de faire construire un pavillon, et d'écrire sur les pierres dont il sera formé : Sucre brut, sucre en pain, mignonnette, gomme arabique, colle à bouche, cirage. Il dira : Puisque M. Dumas grave ses titres à la gloire, je puis bien graver mes titres à la fortune.

Ne croyez pas que je vous aie fait connaître toutes les curiosités du château d'Alexandre Dumas. Il serait injuste à vous de le supposer, à moi de le prétendre. Monte-Cristo était encore en construction et en friche quand je l'ai visité. Il n'y a qu'une chose que j'expose sans réticence, c'est la grâce, l'amabilité, la magnificence, l'hospitalité du seigneur châtelain. Je ne parle pas de son génie ; il est connu de tout le monde.

Léon Gozlan
L'Almanach comique
1848

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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