Essayiste, poète,
auteur de romans et de livres de voyage, l'écossais Stevenson est
particuièrement connu pour ses romans d'aventures. Le texte reproduit
ici témoigne de son admiration pour Le
vicomte de Bragelonne, dernier roman de la trilogie des Mousquetaires.
Les
livres que nous relisons le plus souvent ne sont pas toujours ceux auxquels
nous portons la plus grande admiration ; nous les choisissons et revisitons
pour diverses et multiples raisons, comme nous choisissons et revisitons
nos amis. Un ou deux parmi les romans de Scott, Shakespeare, Molière,
Montaigne, L'Egoïste et Le
vicomte de Bragelonne forment le cercle de mes intimes. Suit une solide
troupe de relations qui me sont chères: Le
voyage du pèlerin s'avance au premier rang et The
bible in Spain ne vient pas loin derrière. Certains en outre
me jettent un regard de reproche lorsque je longe sans les voir ma bibliothèque:
livres jadis feuilletés, étudiés, demeures qui me
furent comme un foyer mais où je reviens rarement. Tel est, je
le confesse en rougissant, le triste état de mes relations avec
Wordsworth, Horace, Burns et Hazlitt. Il existe enfin le livre qui connaît
son heure exquise - qui brille, chante, charme puis pâlit jusqu'
à l'insignifiance avant que l'intérêt renaisse. Premiers
parmi ceux-là qui sourient et menacent tour à tour, je dois
nommer Virgile et Herrick, qui, s'ils étaient
Ce qu' ils sont quelquefois tout au long de l'année
devraient figurer parmi les six premiers nommés au nombre de mes
familiers de -toujours en littérature. A ces six, aussi mal assortis
qu'ils puissent paraître, je fus longtemps fidèle, et souhaite
le demeurer jusqu'au jour de ma mort. Je n'ai jamais lu tout Montaigne,
mais n'aime pas rester longtemps sans en lire, et le plaisir de ma lecture
ne s'atténue jamais. De Shakespeare, j'ai tout lu sauf Richard
III, Henry VI, Titus
Andronicus et Tout est bien qui finit
bien; ceux-là, ayant accompli tous les efforts souhaitables,
je sais aujourd'hui que je ne les lirai jamais - infidélité
que je compense en affirmant que je pourrais relire éternellement
la plupart du reste. Sur Molière assurément le nom
le plus considérable de la chrétienté après
celui-là -, je pourrais tenir des propos très ressemblants
; mais dans le coin obscur d'un petit essai, ces princes sont trop peu
à leur place, je préfère témoigner de la foi
jurée puis passer mon chemin. Combien de fois ai-je lu Guy
Mannering, Rob Roy ou Redgauntlet,
je ne puis le deviner, j'ai commencé fort jeune. Mais j'ai bien
lu L'égoïste quatre ou cinq
fois, et Le
Vicomte de Bragelonne cinq ou six fois.
Il s'en trouvera qui, acceptant tous les autres, se demanderont pourquoi
j'ai cru devoir consacrer une part aussi importante de notre brève
existence à une oeuvre à la renommée aussi courte
que la dernière de cette liste. Et de fait, je suis surpris moi-même,
non de ma dévotion, mais de l'indifférence du monde. Ma
connaissance du Vicomte
remonte, de façon quelque peu indirecte, à l'an de grâce
1863, où j'eus le privilège d'étudier certaines assiettes
à dessert illustrées d'un hôtel de Nice. Le nom de
d'Artagnan, qui figurait dans les légendes, je le saluais déjà
comme celui d'un vieil ami, car je l'avais rencontré l'année
précédente dans un ouvrage de Miss Yonge. Ma première
lecture diagonale, je l'accomplis sur une de ces éditions pirates
qui, à l'époque, nous inondaient depuis Bruxelles et constituaient
un peloton remarquable de volumes proprets et nabots. Je ne saisissais
guère toutes les qualités de l'ouvrage ; mon souvenir le
plus vivace est celui de l'exécution de d' Eymeric et de Lyodot
- étrange témoignage de la lourdeur d'un garçon qui
savait apprécier la mêlée de la Place de Grève
tout en ignorant la visite de d'Artagnan aux deux financiers. Ma lecture
suivante prit place en hiver, tandis que je vivais seul sur les Pentlands.
A la tombée de la nuit, je rentrais d'une de mes rondes en compagnie
du berger ; un visage ami m'attendait à la porte ; un retriever
filait dans l'escalier en quête de mes pantoufles ; et je m'asseyais
au coin du feu en compagnie du Vicomte
pour une longue soirée, silencieuse et solitaire, à la lueur
de la lampe. Encore ignoré-je pourquoi j'appelle silencieuses ces
soirées alors qu'elles s'animaient du clop-clop des sabots (de
cheval) et du fracas de la mousquetade, et du tumulte des paroles ; je
ne sais pourquoi j'appelle solitaires ces soirées où je
gagnai tant d'amis. Je levais les yeux de mon livre et écartais
les stores pour voir la neige et le houx chatoyant qui quadrillaient un
jardin écossais, et contempler la lune hivernale qui allumait les
blanches collines. Puis je me tournais à nouveau vers cette étendue
vivante et ensoleillée, vers la multitude qui la peuplait : l'oubli
de moi-même, de mes soucis, de tout ce qui m'environnait y devenait
chose facile ; l'endroit grouillait comme une ville, brillait comme un
théâtre, regorgeait de visages mémorables, résonnait
de discours enchanteurs. Je ne lâchais pas le fil de cette épopée
jusque dans mon sommeil, je le trouvais intact à mon réveil
et me réjouissais de plonger encore dans le livre en prenant mon
petit déjeuner ; je ne le laissais qu'avec peine pour me tourner
vers mes propres travaux ; nul lieu en ce monde ne m'a jamais paru posséder
le charme de ces pages, et mes propres amis ne sont pas tout à
fait aussi réels, ni peut-être aussi chers, que d'Artagnan.
Depuis lors, j'ai visité et revisité mon livre favori à
de très brefs intervalles ; je sors à peine de ma dernière
(disons que c'était la cinquième) lecture, et. mon amour
en est plus grand, mon admiration plus sérieuse que jamais. Peut-être
en tiré-je un certain sens de la propriété, tant
je connais ces six volumes. Peut-être m'arrive-t-il de penser que
d'Artagnan s'enchante que je le lise, que Louis XIV en est satisfait,
que Fouquet me jette un coup d'oeil, qu'Aramis, bien qu'il sache que je
ne l'aime pas, use toutes ses grâces avec moi, comme si. j'étais
un vieil habitué du spectacle. Peut-être, si je n'y prends
garde, suis-je guetté par un sort semblable à celui de George
IV, après la bataille de Waterloo : il me plaira de m'imaginer
que le Vicomte
figure (Dieu sait que ce serait la meilleure) parmi mes oeuvres les plus
réussies. Du moins, je m'avoue de parti pris : et lorsque je compare
la popularité du Vicomte
à celle de Monte-Cristo,
ou à celle de son propre aîné, Les
trois mousquetaires, je m'avoue peiné aussi bien que déconcerté.
Pour ceux qui ont fait la connaissance du héros en titre dans les
pages de Vingt
ans après, le nom de Bragelonne peut exercer un effet dissuasif.
On comprend qu'il recule, l'homme à qui l'on demanderait de suivre
au long de six volumes un cavalier aux manières distinguées,
au langage aussi étudié, un fâcheux, en somme. Crainte
bien inutile. On peut dire que j'ai passé les plus belles années
de ma vie dans ces six volumes, et mes rapports avec Raoul n'ont jamais
dépassé ce stade d'une révérence civile ;
et lorsqu'on permet à cet être qui, si longtemps, a prétendu
être vivant, de prétendre enfin qu'il est mort, je repense
parfois à la réplique d'un volume antérieur : «
Enfin, dit Miss Stewart » - elle parle de Bragelonne - «
enfin il a fait quelque chose : c'est, ma foi! bien heureux »*.
J'y repense, dis-je ; et l'instant d'après, lorsque Athos meurt
de sa belle mort, quand mon cher d'Artagnan éclate en sanglots,
je ne puis que déplorer sa légèreté.
Ou peut-être est-ce La Vallière que le lecteur de Vingt
ans après est enclin à fuir. Il aura encore raison,
mais un peu moins. Louise n'est pas une réussite. Son créateur
n'a pas ménagé sa peine ; elle est bien intentionnée,
pas mal conçue, elle a parfois un mot qui sonne vrai ; parfois,
le temps d'un soupir, elle peut gagner nos sympathies. Mais je n'ai jamais
envié au Roi son triomphe. Et loin de m'apitoyer sur la défaite
de Bragelonne, je ne pourrais lui souhaiter sort plus méchant (non
pour manque de malice, mais plutôt d'imagination) que d'être
l'époux de cette dame. Madame m'enchante ; je pardonne à
cette friponne royale ses tours les plus graves ; je m'attendris et frémis
avec le Roi en cette occasion mémorable où il vient pour
gronder et reste pour badiner ; et quand on en arrive à l' «
Allons, aimez-moi donc »*, c'est mon coeur qui fond dans
la poitrine de De Guiche. Il n'en va pas de même avec Louise. Il
n'aura pas échappé aux lecteurs que ce qu'un auteur nous
dit de la beauté ou du charme de ses héroïnes est en
vain : que nous ne sommes pas dupes un instant ; que l'héroïne
ne peut ouvrir la bouche sans qu'aussitôt toutes ses belles phrases
tombent à ses pieds comme les habits de Cendrillon, et la voici
devant nous pauvre demoiselle étiolée, ou bien solide commère
du marché. Les auteurs, en tout cas, ne l'ignorent pas : trop souvent,
l'héroïne leur joue le tour de « l'enlaidissement »
; et il n'est pas de mal plus ardu à soigner. J'ai parlé
d'auteurs ; en vérité, j'en visais un tout particulièrement,
dont les oeuvres me sont extrêmement familières, bien que
je ne parvienne pas à les lire ; celui-là a passé
maintes veillées penché sur ce problème, assis près
de ses poupées souffreteuses ; à user tout son art (tel
un magicien) pour leur -rendre jeunesse et beauté. D'autres chevauchent
à trop haute altitude pour de telles mésaventures. Qui met
en doute la splendeur de Rosalind ? Celle d'Arden soi-même n'était
pas plus grande. Qui a jamais questionné le charme éternel
de Rose Jocelyn, de Lucy Desborough ou de Clara Midlleton ? belles dames
bellement nommées, filles de George Meredith. Elizabeth Bennet
n'a qu'à parler, je suis à ses genoux. Ah ! ceux-là
ont su créer des femmes désirables. Ils ne se seraient jamais
enlisés dans la boue avec Dumas et cette pauvre La Vallière.
J'ai pour unique consolation qu'aucune de ces héroïnes, excepté
la première, n'aurait pu tirer la moustache de d'Artagnan.
Peut-être, encore, une proportion de lecteurs trébuchera-t-elle
sur le seuil. Dans une demeure aussi vaste, on pouvait s'attendre à
des escaliers dérobés et à des communs où
nul ne prendrait plaisir à s'attarder ; mais c'est pitié
que le vestibule dût être aussi mal éclairé
; et, je l'avoue, jusqu'au chapitre dix-sept, où d'Artagnan se
met en quête de ses amis, le livre va d'un pas assez lourd. Mais
dès lors, quel régal ! Monk enlevé; d'Artagnan enrichi
; la mort de Mazarin ; l'aventure ô combien exquise de Belle-Ile,
où Aramis surpasse d'Artagnan, et son épilogue (vol. V,
chap. XXVIII), où celui-ci reprend l'avantage moral ; les amours
à Fontainebleau, avec Saint-Aignan et le conte de la dryade, avec
l'affaire de De Guiche, De Wardes et Manicamp ; Aramis promu général
des jésuites ; l'entretien nocturne dans la forêt de Sénart
; Belle-Ile encore, et la mort de Porthos ; et enfin, mais ce n'est pas
le moindre, d'Artagnan l'indomptable apprivoisé sous la lanière
du jeune Roi. Quel autre roman offre pareille diversité épique,
pareille noblesse de l'aventure ? souvent impossible, je le concède
; souvent de l'ordre d'un conte oriental ; et pourtant puisant sa source
tout entière dans la nature humaine. Car si l'on doit parler de
cela, quel roman offre nature plus humaine ? point étudiée
au microscope, mais vue en grand, dans la pleine lumière du jour,
d'un regard naturel. Quel roman possède en quantité supérieure
le bon sens, la gaieté et l'esprit, ainsi qu'une habileté
littéraire inlassable, admirable ? Il arrive, j'imagine, à
de bons esprits de devoir le lire sous le travesti louche d'une traduction.
Mais aucun style n'est à tel point intraduisible ; léger
comme une crème fouettée ; fort comme la soie ; verbeux
comme un conte de village ; sec comme une dépêche de général,
chargé de toutes les imperfections et pourtant jamais ennuyeux
; sans mérite mais inimitable dans sa justesse. Et encore, pour
en finir avec les louanges, quel roman se nourrit d'une morale aussi peu
forcée, aussi salubre ?
Oui, malgré Miss Yonge, qui ne m'apprit le nom de d'Artagnan que
pour me dissuader de mieux connaître l'homme, il me faut ajouter
ici la morale. II n'y a guère de bon livre sans une bonne morale
; mais le monde est divers, et aussi les morales. D'un couple de lecteurs
qui auront tâté des Mille et une
nuits, dans la traduction de Sir Richard Burton, l'un aura été
offensé par la crudité des détails ; l'autre, qui
les aura jugés inoffensifs, et peut-être plaisants, sera
choqué de la cruauté et de la fourberie de tous les personnages.
Et de deux lecteurs encore, l'un s'affligera de la morale d'un mémoire
religieux, l'autre de celle du Vicomte
de Bragelonne. Or, c'est là l'important, il n'est pas nécessaire
que l'un ou l'autre ait tort. Dans la vie comme en art, toujours nous
choquerons et serons choqués ; nous ne pouvons faire entrer le
soleil dans nos tableaux, pas plus que le droit abstrait (si pareille
chose existe) dans nos livres ; c'est assez si, dans les premiers, filtre
quelque reflet de cette grande lumière qui nous aveugle du haut
des cieux ; assez si, dans les secondes, et fût-ce à propos
de détails sordides, règne un esprit magnanime. Je ne me
risquerais pas à envoyer au Vicomte un lecteur en quête de
ce que nous appellerons la morale puritaine. Le mulâtre ventripotent,
le grand mangeur, grand travailleur, grand gagneur de fortunes et grand
dissipateur, l'homme au grand coeur et à l'honnêteté
hélas ! douteuse ; celui-là offre au monde une silhouette
encore peu nette ; il attend toujours qu'on fasse de lui un portrait sobre
et pourtant généreux ; mais par quelque art que cela puisse
être entrepris, et dans quelque esprit d'indulgence, ce ne sera
pas l'image de la rigueur. Dumas ne pensait certainement pas à
lui-même, mais à Planchet, lorsqu'il mit dans la bouche du
vieux serviteur de d'Artagnan cette excellente profession de foi : «
Monsieur, j'étais une de ces bonnes pâtes d'homme que Dieu
a fait pour s'animer pendant un certain temps et pour trouver bonnes toutes
choses qui accompagnent leur séjour sur la terre »*. Il pensait,
disais-je, à Planchet, auquel ces mots s'appliquent tout à
fait ; mais ils ne s'appliquent pas moins à son créateur,
et celui-ci y pensa peut-être en écrivant, car voyez ce qui
suit : « d'Artagnan s'assît alors près de la fenêtre,
et, cette philosophie de Planchet lui ayant paru solide, il y rêva
»*. Chez un homme qui trouve bonnes toutes choses, ne vous attendez
guère à découvrir un grand zèle pour les vertus
négatives ; seul l'actif aura grâce à ses yeux : à
un tel juge l'abstinence, quand elle serait sage et douce, semblera toujours
tout à fait misérable et même un peu impie. Ainsi
de Dumas. La chasteté n'est pas chère à son coeur
; pour son propre malheur, cette vertu de frugalité qui constitue
l'armure de l'artiste ne l'est pas davantage. Ainsi, dans Le
Vicomte, Dumas consacre une grande place à la lutte entre Fouquet
et Colbert. Le jugement de l'Histoire devrait pencher tout entier du côté
de Colbert, de l'honnêteté en poste et de la compétence
fiscale. Et Dumas le savait fort bien : il le manifeste au moins à
trois reprises ; la première fois, cela ne fait que passer sous
nos yeux en un éclair et reçoit le rire de Fouquet en personne,
durant la peu sérieuse controverse dans les jardins de Saint-Mandé
; la seconde fois, Aramis y fait allusion dans la forêt de Sénart
; à la fin, ce point nous est clairement énoncé dans
le noble discours de Colbert triomphant. Mais chez Fouquet le prodigue,
l'amoureux de la bonne chère, de l'esprit et de l'art, le négociateur
impétueux de multiples affaires, « l'homme de bruit, l'homme
de plaisir, l'homme qui n'est que parce que les autres sont »*,
Dumas retrouvait un peu de lui-même, et traça un portrait
d'autant plus affectueux. A mes yeux, il est même touchant de voir
comme il insiste sur l'honneur de Fouquet : il n'aperçoit pas,
penserez-vous, qu'un honneur sans tache est impossible aux dilapidateurs
; ne serait-ce pas plutôt qu'à la lumière de sa propre
expérience, il ne l'aperçoit que trop bien, et s'accroche
plus chèrement encore à ce qui en subsiste ? L'honneur peut
survivre à une blessure ; il peut vivre et croître privé
d'un membre. L'homme rebondit après sa disgrâce ; il construit
des fondations nouvelles sur les ruines des anciennes ; quand son épée
a été brisée, il se contentera avec vaillance de
sa dague. Il en va ainsi de Fouquet dans le livre ; il en allait de même
avec Dumas sur le champ de bataille de la vie.
S'accrocher à ce qui reste d'une qualité gâchée
est vertu en l'homme, mais peut-être qu'en chanter les louanges
ne constitue pas la moralité de l'écrivain. C'est ailleurs,
c'est dans le caractère de d'Artagnan, que nous devons chercher
cette valeur spirituelle qui est l'un des principaux mérites du
livre; source d'un des grands plaisirs de sa lecture, et qui situe l'ouvrage
bien au-dessus de rivaux plus populaires. En vieillissant, Athos est devenu
trop prêcheur, et la foi qu'il prêche est sans sève
; mais d'Artagnan a mûri, s'est fait homme si spirituel et si rude,
si droit et si bienveillant, qu'il vous saisit au coeur. Ses vertus ne
sentent pas le traité de morale ; sa courtoisie naturelle n'est
pas une politesse de salon ; il tient le vent ; il n'a rien de la dame
de charité - ce n'est ni Verley ni Robespierre ; sa conscience
est vide de toute subtilité, en matière de bien ou de mal
; mais l'homme tout entier sonne vrai, comme un souverain de bon or.
Mais ici comme en tous temps et en tous lieux, s'il me faut choisir des
qualités pour moi-même ou pour mes amis, que ce soient celles
de d'Artagnan. Je ne dis pas qu'il n'y ait point de personnage aussi bien
dessiné dans Shakespeare ; mais j'affirme qu'il n'y en a aucun
que j'aime aussi entièrement. De nombreux regards invisibles semblent
toujours épier nos actions - les yeux des morts et des absents,
que nous imaginons fixés sur nous dans nos moments les plus intimes
et que nous craignons d'offenser : nos témoins et nos juges. Parmi
ceux-ci, et dussé-je passer pour puéril, je dois nommer
mon d'Artagnan - pas celui des Mémoires,
que Thackeray affectait de préférer - une inclination, je
prends la liberté de l'affirmer, qu'il était seul à
partager ; pas le d'Artagnan de chair et de sang, mais le d'Artagnan d'encre
et de papier ; pas celui de la Nature, mais celui de Dumas. Et là
réside le triomphe propre à l'artiste - n'être pas
simplement véridique, mais aimable ; ne pas simplement convaincre,
mais enchanter.
Il est encore un aspect par lequel le Vicomte
me semble incomparable. Je ne vois aucune autre oeuvre d'imagination où
la fin de l'existence soit représentée avec autant de tact.
On me demandait l'autre jour si Dumas me faisait rire ou pleurer. Eh bien,
au terme de ma cinquième lecture du Vicomte,
j'avoue avoir ri au moins une fois, à la petite affaire de Coquelin
de Volière, et m'être quelque peu étonné de
ce rire : en guise de compensation, j'ai souri continuellement. Quant
aux larmes, je ne sais trop. Sous la menace d'un pistolet, je vous concéderai
que le récit avance d'un pas extrêmement léger, et
qu'il se tient à distance mesurable de la complète irréalité
; à ceux qui aiment la grosse artillerie et exigent le déploiement
des grandes passions dans toute leur authenticité, ce conte paraîtra
peut-être insuffisant de la première à la dernière
ligne. Ce n'est pas mon avis ; je n'appelle pas médiocres le dîner
ou le livre qui m'ont permis de retrouver ceux que j'aime ; et par-dessus
toutes choses, je trouve à cet ultime volume une séduction
d'esprit particulière. Il y règne une tristesse plaisante
et tonique, brave toujours mais jamais hystérique. Sur la vie bruyante
et innombrable de ce long récit, le soir descend doucement ; on
éteint les feux, et les héros un à un disparaissent.
Un à un ils nous quittent ; et pas un regret ne vient teinter d'amertume
leur départ ; les jeunes leur succèdent, Louis XIV grandit
et brille d'un éclat plus vif ; une autre génération,
une autre France apparaissent à l'horizon ; mais pour nous, ainsi
que pour ces vieux compagnons qui nous sont chers depuis longtemps, l'inévitable
fin approche, et nous ne lui faisons pas mauvais accueil. Bien lire tout
cela, c'est anticiper l'expérience. Qu'il nous soit seulement permis
d'espérer qu'à l'heure où ces grandes ombres descendront
sur nous en réalité et non en représentation, nous
saurons les affronter d'un esprit aussi paisible!
Mais le papier me manque ; les canons du siège tonnent à
la frontière hollandaise ; il me faut pour la cinquième
fois dire adieu à mon vieux camarade, tombé au champ de
gloire. Adieu, ou plutôt au revoir!* Une sixième
fois, très cher d'Artagnan, nous enlèverons Monk et chevaucherons
ensemble vers Belle-Ile.
Traduit de l'anglais par Robert Louit
* En français dans le texte.
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