Deux ou trois choses que je sais d'Alexandre
Dumas
par Claude Schopp
J'avais besoin depuis longtemps de vous écrire, de vous exprimer
l'étonnement où me tient votre inépuisable génie,
le fleuve immense de votre invention. Vous êtes plus qu'un écrivain.
Vous êtes une des forces de la Nature, et j'ai pour vous les sympathies
profondes que j'ai pour elle-même. » La lettre de Jules
Michelet à Alexandre Dumas, souvent citée inexactement,
constitue le plus magnifique des frontispices à disposer à
la première page de tout essai - aussi modeste fût-il - sur
l'écrivain « le plus mystérieux du dix-neuvième
siècle » (Pietro Citati, dans Sur
le roman : Dumas, Dostoïevski, Woolf).
De l'origine
« Je suis né à Villers-Cotterêts, petite
ville du département de l'Aisne, située sur la route de
Paris à Laon, à deux cents pas de la rue de la Noue, où
mourut Demoustiers, à deux lieues de la Ferté-Milon, où
naquit Racine, à sept lieues de Château-Thierry, où
naquit La Fontaine. Je suis né le 24 juillet 1802, rue de Lormet,
dans une maison appartenant aujourd'hui à mon ami Cartier, qui
voudra bien me la vendre un jour, pour que j'aille mourir dans la chambre
où je suis né, et que je rentre dans la nuit de l'avenir,
au même endroit d'où je suis sorti de la nuit du passé »
(Mes Mémoires).
Qu'est cet enfant, né à cinq heures et demie du matin, déclaré
sous le nom d'Alexandre Dumas ?
« Composé du double élément aristocratique
et populaire, aristocratique par mon père, populaire par ma mère,
nul plus que moi ne réunit en un seul coeur et l'admiration respectueuse
pour ce qui est grand, et la tendre et profonde sympathie pour ce qui
est malheureux. » (Mes
Mémoires).
À l'origine donc un métissage social, dit-il, revendiquant
une double appartenance qui en ferait le représentant modèle
de la France post-révolutionnaire et enfin réconciliée.
Ainsi, pourtant, il dissimule l'essentiel : Alexandre Dumas est un quarteron,
descendant certes de hobereaux normands, les Davy de la Pailleterie, mais
petit-fils d'une esclave ou d'une affranchie noire de Saint-Domingue,
Marie Cessette Dumas. Le patronyme qu'il fera sien est donc un nom servile.
Cependant,
lorsqu'il le choisit, ce nom a subi une transsubstantiation : loin de
remémorer la servitude, il ressortit déjà à
la gloire, car, son père, (ci-contre)
l'adoptant comme nom de guerre lorsqu'il s'était engagé
dans les dragons de la reine, l'a illustré sur les champs de bataille
de la révolution, des Pyrénées aux Alpes, de la Vendée
au Mont-Cenis, de la Lombardie aux déserts d'Egypte. L'enfant est
le fils d'un héros, l'Horatius Coclès du Tyrol, qui, seul,
le 24 mars 1797, a défendu contre un corps d'armée autrichien
le pont de Klausen. Le héros s'est allié à une humble
provinciale du Valois, Marie Louise Elisabeth Labouret qui appartient,
non pas au peuple, mais à la petite bourgeoisie du négoce
: son père, Claude, a tenu à Villers-Cotterêts l'hôtellerie
de L'Ecu de France.
De l'enfance et de la jeunesse
L'enfance aurait pu être heureuse pour cet assez joli enfant aux
longs cheveux blonds tombant sur les épaules, aux grands yeux bleus,
au teint blanc - Alexandre n'est pas né nègre, il le deviendra,
brunissant, quand ses cheveux se mettront à crêper, à
l'entrée dans l'adolescence -, pour le fils adoré du général
républicain, que Bonaparte a laissé au bord du chemin et
qu'une longue captivité dans les prisons du roi Ferdinand de Naples
a terrassé. Si bien adoré que, « quoique, dans
les derniers instants de sa vie, les souffrances qu'il éprouvait
lui eussent aigri le caractère au point qu'il ne pouvait supporter
dans sa chambre aucun bruit ni aucun mouvement, il y avait une exception
pour moi » (Mes
Mémoires).
Après la disparition du père (1806), la mère s'ensevelit
dans un deuil éternel, le fils d'à peine quatre ans, dont
l'imaginaire sera le seul Panthéon du père, ne guérira
jamais de « cette vieille et éternelle douleur de la
mort de mon père ». Il choit de la gloire dans le siècle
et le réel, c'est-à-dire le lent appauvrissement, de l'aisance
à la gêne, qui assombrit le paysage idyllique de l'enfance
et de l'adolescence.
Le presque pauvre, le jeune sauvageon se montre rétif à
l'éducation
que sa mère, se saignant aux quatre veines, a l'ambition de lui
faire inculquer : inattentif aux leçons de latin du bon abbé
Grégoire, sourd aux harmonies du violon, il ne se plaît qu'au
maniement des armes.
Il entre en août 1816, pour apprendre un état, comme saute-ruisseau
chez Me Menneson, un notaire républicain ami de la famille. Le
fils du héros se rangera-t-il en tabellion de province ? Il appartient
trop, déjà, par tempérament, aux braconniers, aux
irréguliers, pour se suffire de l'aurea mediocritas.
A l'adolescence, il découvre ce qui constituera les deux pôles
de sa vie tumultueuse : l'amour des femmes et la passion pour la littérature.
Après sa première maîtresse, la blonde et rose Aglaé
Tellier, son premier maître, son initiateur littéraire, un
jeune homme de son âge, Adolphe Ribbing de Leuven, qui, débitant
des vers de vaudevilles, choisit son jeune ami comme collaborateur. En
même temps qu'il lui transmet les rudiments de l'art dramatique,
Adolphe lui infuse la grand chimère de la conquête de Paris
qu'ont partagée tous les Rastignac du dix-neuvième siècle
: il ne doute pas que la littérature ne lui ouvrira, « vers
la capitale du génie européen, un chemin semé de
couronnes et de pièces d'or ».
Des années d'apprentissage
Après avoir obtenu, enfin, grâce à l'appui d'anciens
amis de son père, comme son tuteur Jacques Collard, une modeste
place de surnuméraire, puis d'employé dans les bureaux de
Louis-Philippe, duc d'Orléans, Alexandre découvre le Paris
de la Restauration et entreprend en autodidacte une seconde éducation
: il dévore les livres, avec la même fièvre que la
vie.
Les salons littéraires, qu'il fréquente d'abord, appartiennent
aux milieux impériaux et libéraux, de tendance classique.
Mais comment ce curieux passionné, cet ambitieux forcené
aurait-il pu rester insensible aux idées nouvelles du romantisme
qui, transformant la sensibilité, s'en prennent aux canons de l'idéal
classique français ? Les fils, toute frontière rompue, s'engouffrant
dans l'espace ouvert par l'épopée impériale, ont
découvert la littérature des peuples que les pères
avaient conquis ou combattus. Ils lisent avec passion les Allemands Schiller
et Goethe, dont le Werther sert de modèle
à une génération frappée par le mal du siècle
; l'Ecossais Walter Scott qui leur propose une forme de roman, profondément
enracinée dans l'histoire nationale ; l'Anglais Byron au ténébreux
dandysme ; et même l'Américain Fenimore Cooper qui, leur
faisant explorer l'immense Prairie, suscite le rêve de nature vierge.
Ces influences étrangères, auxquelles s'ajoutent des luttes
générationnelles, induisent peu à peu une rupture
formelle, puis idéologique avec les aînés.
Aussi le jeune auteur de pièces militantes, une Elégie
sur la mort du général Foy, un dithyrambe à
Canaris, vendu « au profit des Grecs », de poésies
fugitives, de deux vaudevilles, converti au romantisme, se place-t-il
sous l'invocation de lord Byron.
En
même temps, le jeune provincial échafaude pour subjuguer
Paris une stratégie de conquête: il lie des amitiés
précieuses avec les littérateurs proches du duc d'Orléans
(Jean Vatout, Casimir Delavigne) qui seront d'actifs protecteurs, il séduit
le salon Villenave, et la fille de la maison, Mélanie Waldor :
« Parmi nos fidèles est un jeune homme d'un vrai talent,
le fils du général Alexandre Dumas. C'est un poète
facile et brillant qui se croit romantique et qui ne l'est pas : il dit
et ne lit jamais ; sa mémoire est prodigieuse: elle a retenu 30
ou 40 mille vers » écrit Mathieu Villenave à
la princesse de Salm. Son ambition semble atteinte lorsque le 20 mars
1828, le Comité d'administration de la Comédie-Française,
représenté par Armand, Devigny, Monrose, Grandville, Menjaud,
Saint-Aulaire et Samson, reçoit « à corrections »
sa tragédie en cinq actes intitulée Christine
de Suède, mais par bonheur pour l'auteur de cette tragédie
qui sent encore son classique, la pièce ne parvient pas à
être mise en scène.
Des révolutions littéraire et politique
C'est seulement quelques mois plus tard que le jeune auteur, presque ignoré
du monde littéraire, acquiert en une soirée la célébrité,
le 10 février 1829, lorsque se donne à la Comédie-Française,
la première représentation d'Henri III et sa cour,
drame en prose, qui affronte passions privées (les amours de Saint-Mégrin
et de la duchesse de Guise) et lutte pour le pouvoir politique (Henri
III tente de s'opposer à l'usurpation du duc de Guise).
C'est une victoire éclatante, un triomphe. Sur le champ de bataille
où désormais classiques et romantiques en viennent aux mains,
Alexandre Dumas est nommé de facto général des troupes
de la nouvelle génération qui se rue à l'assaut de
la Bastille théâtrale.
« Lorsqu'on écrira l'histoire du romantisme, un rang
très élevé [lui] sera réservé. Quand
les uvres issues du renouveau littéraire se seront tassées
sous l'action du temps, on ne le confondra plus avec ses imitateurs, et
lorsque l'on verra ce que le théâtre était avant lui,
on sera étonné de la révolution dramatique dont il
a été le chef avant et au-dessus de tout autre. Henri III et sa cour
est une borne milliaire qui marque l'entrée d'une route dont il
a été le premier pionnier ; ne serait-ce qu'à ce
titre, il est un artiste exceptionnel, un créateur »
(Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires).
Surpris par la Révolution de 1830 alors qu'il songe à des
voyages (Europe du Nord ? Alger, nouvellement conquise ?), Dumas
se jette dans le mouvement avec enthousiasme, par antipathie pour les
Bourbons qui bâillonnent la pensée, par amour de la liberté,
cette « grande et sublime déesse, seule reine que l'on
proscrit, mais qu'on ne détrône pas ! » (Une
odyssée en 1860), mais peut-être aussi par simple
besoin d'épancher l'énergie qui bouillonne en lui. Courant
Paris insurgé, tirant sur les soldats du roi, manigançant
une expédition pour s'emparer au dépôt de Soissons
de la poudre qui fait défaut aux révolutionnaires parisiens,
il mûrit une conscience politique : sa conviction est que l'ère
de la république est arrivée. Dumas est un écrivain
engagé, même si cet engagement s'accommode parfois de l'amitié
des princes.
Amours et portraits
Don Juan la nuit, selon Hippolyte Romand, son premier biographe, il poursuit
inlassablement, en chasseur coutumier des longues traques, les femmes,
attirées par son « sang africain », séduites
par ce prestige physique que lui découvrait avec une acrimonieuse
envie Victor Pavie, un jour de baignade : « J'admirais cette
souple et robuste musculature, assez rarement alliée avec les supériorités
de l'intelligence et de la pensée. J'estimais, sur la foi de ces
révélations, qu'il n'eût pas recueilli moins d'applaudissements
comme écuyer dans l'arène du cirque, et comme virtuose au
théâtre de Mme Saqui, qu'il a soulevé d'acclamations
comme auteur sur les premières scènes » (uvres
choisies).
Et dont la comtesse Dash, gardait
un souvenir ébloui : « Sa taille était superbe,
on sait combien il était grand. On se mettait encore en culottes
courtes en ces temps-là pour certains bals. Dumas montrait volontiers
de très belles jambes. Avec cela de très beaux yeux bleus
de couleur saphir dont ils avaient l'éclat, lorsque son intelligence
les animait » (Mémoires des
autres).
Le bel Alexandre multiplie les conquêtes, par humanité, dit-il,
car, s'il n'avait qu'une maîtresse, elle serait morte avant huit
jours. Aussi la liste n'a-t-elle rien à envier aux mille et trois
de son modèle ; il n'a pas motif d'assassiner, car elles ne résistent
guère : il est vrai qu'il braconne surtout dans les coulisses des
théâtres ces corps charmants dont il ne saura jamais se déprendre...
D'Aglaé Tellier, la première maîtresse, à Valentine,
la jeune buraliste du boulevard Malesherbes, que de fantômes délicieux
apparaissent au fil de sa vie, un jour, un mois, un an, plusieurs années
parfois.
Leur
nom comme les grains innombrables d'un infini chapelet d'ambre : Louise
Leroy, Laure Labay, amour d'un soir qui lui a donné l'amour de
sa vie, Alexandre, son fils (1824), Mélanie
Waldor (ci-contre), bas-bleu et Pygmalion, Virginie Bourbier, la première,
semble-t-il, d'une lignée de comédiennes, Belle Kreilssamner,
belle brune aux yeux azurés, mère de sa fille Marie (1831),
Ida Ferrier, qui seule accéda au rang d'épouse légitime,
Marie Dorval, Mme Abel, Eugénie Sauvage, Hyacinthe Ménié,
la grande cantatrice Caroline Ungher, Octavie Durand, Aimée Doze,
Henriette Laurence, Anaïs Aubert, Eugénie Scriwaneck, Bétrix
Person, Anna Bauër, Marguerite Guidi, Isabelle Constant, Marie, la
pâtissière de Bruxelles, Emma Mannoury-Lacour, Marie de Ferand,
Jenny Falcon, Emilie Cordier, Fanny Gordosa, Marie Garnier, Adah Menken,
tant d'autres, sans doute, dont les amours fugitives n'ont pas laissé
de traces. « Je n'ai point de vices, mais j'ai des fantaisies,
ce qui coûte bien plus cher ! »
En même temps, Alcibiade le jour. Comme son cher Charles Nodier,
Dumas est un aimeur, et il a les amitiés plus fortes et plus constantes
que les amours, surtout lorsque l'amitié se fonde sur l'admiration
comme celle qu'il éprouve pour Lamartine ou Victor
Hugo. « J'ai embrassé d'un coup d'oeil, lui écrit
ce dernier, de Guernesey, le 23 janvier 1865, trente-cinq années
de notre vie, écoulées sans un trouble dans notre amitié,
sans un nuage dans nos coeurs, je me suis reproché d'avoir été
deux ou trois ans sans vous écrire et sans vous dire combien je
vous aime. Cela m'a tourmenté toute une nuit comme un remords.
Et je vous écris sans autre but que de rétablir entre nos
deux coeurs ce fil électrique qui ne doit jamais ni se rouiller
ni se détendre - quant à le briser, il n'y a pas de force
humaine qui en soit capable. »
Des lendemains qui déchantent
La révolution de 1830 n'a pas profité à qui l'a faite,
« cette jeunesse ardente du prolétariat qui allume l'incendie,
il est vrai, mais qui l'éteint avec son sang. « Le peuple
est habilement écarté afin de laisser place à la
curée bourgeoise. Alexandre Dumas connaît le désenchantement
politique en même temps que la fin des illusions littéraires.
Sa foi dramatique chancelle. En effet, le romantisme fait long feu : la
prise de la Comédie-Française n'a constitué qu'un
victoire provisoire. Rejetés par des comédiens, qui, engoncés
dans le vieux style, répondent mal à leurs exigences de
renouvellement dramatiques, Hugo, Vigny, Dumas, éblouis par les
pactoles que leur font miroiter les directeurs de théâtre,
se replient sur les Boulevards.
Comme en réponse au malaise qui l'habite, le drame de Dumas - marqué
par de premières collaborations (Napoléon
Bonaparte, ou Trente ans de l'histoire de France, Térésa,
Angèle
) - est frappé toujours davantage au coin de la violence, qui s'exprime
en particulier dans Antony,
« scène d'amour, de jalousie, de colère en cinq
actes » dont le héros est un bâtard ; lui, l'auteur,
bâtard social, par excellence : « Malheur, malheur à
moi, que le ciel, en ce monde, / A jeté comme un hôte à
ses lois étranger ! »
Cette pièce-phare de la génération romantique, dans
laquelle l'auteur montre que « le coeur bat d'un sang aussi
chaud sous un frac de drap que sous un corselet d'acier »,
illuminera la route des décennies suivantes: « Antony
[...] fut peut-être le plus grand événement littéraire
de son temps. La vigueur des conceptions d'Alexandre Dumas était
en lui, en lui seul, dans cette vie qui coulait comme un fleuve et entraînait
tout dans son courant. C'est la situation psychologique de ses héros
qui crée, soutient, accroît l'intérêt du drame
[...] ; il suffit à Dumas d'une chambre d'auberge où se
rencontrent des gens en redingote pour émouvoir l'âme jusqu'au
dernier degré de la terreur ou de la pitié. Il est maître
en son art et a donné au théâtre des éléments
nouveaux qui ont permis à toute une génération d'auteurs
dramatiques de quitter les voies où le vieux mélodrame,
où la tragédie caduque se traînaient en boitant et
tombaient à chaque pas » (Maxime Du Camp, Souvenirs
littéraires).
Sur
le boulevard du crime, Dumas, servi par des comédiens qui ont du
génie jusqu'à l'excès (Marie Dorval, Mademoiselle
George, Frédérick Lemaître [ci-contre], Bocage), enthousiasme
un public plus large et plus jeune, séduit par le mouvement frénétique
de ses drames qui doivent beaucoup au mélodrame. La
Tour de Nesle, par exemple, qu'il ne signe d'abord que de ***, soulève
les foules populaires jusqu'au jour où elle est interdite par la
censure.
Toutefois, l'irrésistible ascension du jeune et tonitruant auteur
dramatique se heurte à de premiers échecs (Catherine
Howard, Don
Juan de Marana), qui sonnent la fin de la révolution littéraire,
et, de même qu'en politique, le retour de la réaction. Le
créateur se retire sous sa tente. Il accepte pourtant la fonction
de critique dramatique à La Presse,
nouveau journal fondé par Emile de Girardin (juin 1836), comme
pour mieux diriger le mouvement théâtral du haut de sa tribune.
Mais ce magistère sied mal à l'homme d'action: il se lance
à nouveau dans la bataille, mais, résigné au compromis,
propose au Théâtre-Français une tragédie, Caligula,
qui, annoncée avec fracas, sombre sous le poids de sa démesure,
et des comédies, qui semblent présager, loin des premiers
principes révolutionnaires, un renouveau personnel (Mademoiselle
de Belle-Isle, Un
mariage sous Louis XV, Les
Demoiselles de Saint-Cyr).
Il se détourne pourtant de la scène qui lui a tout appris,
ne revenant à elle, sous une autre forme, le théâtre
à grand spectacle, que par le biais du roman, lorsque, maître
du feuilleton, il fondera le Théâtre-Historique (1847) sur
lequel il produira sous les feux de sa rampe ses héros que les
grands journaux (Journal des Débats,
Le Siècle, La
Presse, Le Constitutionnel) auront
popularisés en les logeant au rez-de-chaussée de leur une
: La Reine
Margot, Le
Chevalier de Maison-Rouge, Monte-Cristo,
La
Jeunesse des Mousquetaires, etc..
Même si la postérité l'a sacré romancier, Alexandre
Dumas se concevait avant tout comme auteur dramatique.
Du voyage comme fuite
Après les déconvenues, qu'elles soient politiques, littéraires,
personnelles ou financières, Alexandre Dumas cherche à fuir
l'infernal chaudron parisien. En 1832, après les mois sinistres
du choléra et les émeutes qui accompagnent les funérailles
du général Lamarque, il part pour la Suisse, prolongeant
son excursion vers l'Italie du Nord, et il n'est pas indifférent
que, pour échapper à l'étouffante atmosphère
de la Monarchie de Juillet, il ait choisi de parcourir la seule république
d'Europe.
« Voyager, c'est vivre dans toute la plénitude du mot
; c'est oublier le passé et l'avenir pour le présent ; c'est
respirer à pleine poitrine, jouir de tout, s'emparer de la création
comme d'une chose qui est sienne, c'est chercher dans la terre des mines
d'or que personne n'a fouillées, dans l'air des merveilles que
personne n'a vues, c'est passer après la foule et ramasser sous
l'herbe les perles et les diamants qu'elle a pris, ignorante et insoucieuse
qu'elle est, pour des flocons de neige et des gouttes de rosée. »
(Impressions de voyage).
Il rapporte de ce premier périple des impressions de voyage, et,
en les rédigeant, se découvre, et découvre au lecteur
un prosateur plein de « verve ». Quel charme fait
de lui, aussitôt, selon le mot de Nerval, « un de nos
plus célèbres écrivains touristes » ?
C'est un mélange subtil et toujours surprenant : un récit
picaresque de voyage dont le principal héros n'est autre que l'auteur
lui-même, considéré cependant avec la distance de
l'humour par son double, le narrateur, lequel se plaît à
multiplier et entrecroiser autour de ce récit premier d'autres
narrations : épisodes ou chroniques historiques, contes et légendes
des pays traversés, courtes nouvelles modernes. Homme d'infini
mouvement, le voyageur entraîne le lecteur dans son branle vertigineux.
Les Impressions de voyage (Impressions
de voyage en Suisse, Le
Midi de la France, Une
Année à Florence, Le
Corricolo, Le
Speronare, Le
Capitaine Aréna, Excursions sur les
bords du Rhin, La
Villa Palmieri, De
Paris à Cadix, Le
Véloce, ou Tanger, Alger et Tunis, Nouvelles
impressions de voyage, De
Paris à Astrakhan, Le
Caucase) constituent un laboratoire narratif dans lequel l'écrivain
a expérimenté les qualités qu'il mettra au service
du roman. Il sera par la suite le Juif Errant de la littérature,
éternel voyageur à travers l'Europe : le Midi de la France
(1834), l'Italie et la Sicile (1835), la Belgique, les bords du Rhin (1838),
Florence (1840-1843), l'Espagne et l'Afrique du Nord (1846), la Hollande
(1849), Londres (1857), la Russie, le Caucase, la Grèce (1858-1859),
l'Italie du Nord (1860), la Sicile et Naples (1860-1864), l'Autriche et
la Hongrie (1864-1865), l'Espagne à nouveau (1870).
Cependant, jamais il ne parviendra à assouvir sa soif d'Orient,
ce désir, caressé pendant plus d'un quart de siècle,
de « soulever sous mes pieds la poussière de deux ou
trois civilisations. Mes aspirations étaient donc vers l'Orient
splendide, et non vers l'Occident brumeux ; vers l'Italie, la Grèce,
l'Asie, la Syrie, l'Egypte. »
Du roman, et plus particulièrement du roman
historique
Le prosateur, aguerri par les Impressions de
voyage n'est venu que timidement, et comme à regret, au
roman, à travers le filon d'or des chroniques historiques, dont
le succès le décida, écrit-il, à faire une
suite de romans qui s'étendraient du règne de Charles VI
jusqu'à nos jours.
Pourtant, c'est le succès prodigieux, dans le feuilleton du Journal
des débats, des Mystères
de Paris d'Eugène Sue qui l'entraîne irrésistiblement
dans la voie romanesque. Il hésite pourtant sur le genre à
exploiter, entre roman mondain, roman sentimental, roman fantastique,
roman criminel, avant d'opter définitivement - après l'extraordinaire
succès des Trois
Mousquetaires, écrit en collaboration avec Auguste Maquet - pour le roman historique auquel
il confère une valeur inconnue jusqu'à lui.
Les lecteurs dévorent la suite de ses romans proposés, à
grand renfort d'annonces, par les principaux journaux du temps (Journal
des débats, La Presse,
Le Siècle, Le
Constitutionnel) qui s'arrachent et s'attachent, à coup
de traités mirifiques, la poule aux ufs d'or. Les grandes
uvres s'entremêlent à un train d'enfer : la trilogie
des Mousquetaires (Les
Trois Mousquetaires, Vingt
ans après, Le
Vicomte de Bragelonne), celle des Valois (La
Reine Margot, La
Dame de Monsoreau, Les
Quarante-Cinq), la tétralogie des Mémoires
d'un médecin (Joseph
Balsamo, Le
Collier de la reine, Ange
Pitou, La
Comtesse de Charny).
Ce qui peut-être, au commencement, n'était que stratégie
éditoriale devient sa mission, celle « non seulement
d'amuser une classe de nos lecteurs qui sait mais encore d'instruire une
autre qui ne sait pas [le peuple] » et c'est pour ce peuple,
dépossédé jusqu'alors de son histoire, qu'il écrit,
particulièrement. Il conçoit, sans doute rétrospectivement
le « Drame de la France », à personnages
réapparaissants: « Nous ne faisons pas un livre isolé
; mais [...] nous remplissons ou essayons de remplir un cadre immense.
Pour nous, la présence de nos personnages n'est point limitée
à l'apparition qu'ils font dans un livre [...]. Balzac a fait une
grande et belle uvre à cent faces, intitulée La
Comédie humaine. Notre uvre à nous, commencée
en même temps que la sienne, [...] peut s'intituler Le
Drame de la France. »
Alexandre Dumas jouit d'une popularité incomparable, qui se double
d'un rejet des instances officielles de la littérature : accusation
contre la « littérature industrielle », pamphlets
comme Fabrique de romans: Maison Alexandre Dumas
et Cie d'Eugène de Mirecourt (1845) qui dénonce en
Dumas un chef d'exploitation coupable de faire écrire les livres
qu'il signe par des auteurs besogneux. À vrai dire, s'il a d'abord
tenté de rejeter la collaboration - « Les collaborateurs
ne poussent pas en avant, ils tirent en arrière. » -
Dumas a fini par céder à une pratique littéraire
qui était pour le théâtre de son temps davantage la
règle que l'exception.
Quant
au roman, il n'a véritablement adoubé que deux collaborateurs
successifs : Auguste Maquet
(ci-contre) et, plus tard, pâle contrefaçon du premier, Gaspard
de Cherville. Les mécanismes du travail en commun sont assez bien
connus : sur une idée première, apportée par l'un
ou par l'autre, les collaborateurs élaborent, au cours d'une séance
de travail, un plan, parfois des « bottes de plans »
lorsque plusieurs romans vont de conserve ; ensuite Maquet rédige
une première version qui, triplée ou quadruplée par
Dumas sur de grandes feuilles de papier bleu tendre, est remise aux directeurs
des feuilletons.
Quoiqu'il en soit, sous le nom d'Alexandre Dumas se crée un genre
: le roman théâtral historique, qui se développe par
scènes admirablement dialoguées, un genre - qui n'a d'autres
règles que d'amuser et intéresser - dont il demeure l'incontestable
maître.
« Sa puissance d'invention tient du prodige ; une phrase de
Brantôme, de L'Estoile, du Cardinal de Retz, de de La Porte, lui
permet de reconstruire à sa manière une période historique.
Un jour les Mémoires de la police
de Peuchet [...] lui tombèrent sous la main ; il y lut le récit
d'un fait réel qui s'était produit au début de la
seconde Restauration [...]. Alexandre Dumas fut frappé de cette
anecdote, qui est racontée en trois pages ; il en fit un roman
en huit volumes, Monte-Cristo.
Il n'avait besoin que d'un point d'appui pour soulever une conception
où tout s'enchaîne, se déduit, palpite, intéresse,
émeut. Est-ce parce qu'il eut la faculté d'invention poussée
jusqu'au génie que de braves gens incapables de former une panse
d'a ont dit de lui : « C'est un blagueur ». Peut-être
; et si l'on y regarde de près, on verra qu'on lui a surtout reproché
d'être amusant. Dans notre pays qui vise à l'esprit et qui
a des prétentions à la gaieté, on n'a la réputation
d'un écrivain sérieux qu'à la condition de n'être
pas trop spirituel et d'être parfois un peu frotté d'ennui.
Ce ne fut pas le cas de Dumas, dont la bonne humeur était intarissable »
(Maxime Du Camp).
Jules Michelet lui dit un jour qu'il avait plus appris d'histoire au peuple
que tous les historiens réunis.
De la roche tarpéienne
Alexandre Dumas atteint son Capitole : les revenus de ses feuilletons
et le triomphe d'adaptations de ses romans sur la scène de son
Théâtre-Historique lui permettent d'élever sur une
colline dominant la Seine son château
de Monte-Cristo. « C'est la plus royale bonbonnière
qui existe ! », s'exclame, envieux, Honoré
de Balzac. Hélas ! La Révolution de 1848, qui met fin
à un régime qui a fait la France « sanglante,
humble et pauvre », le mène droit à la roche
tarpéienne.
Il tente vainement, croyant venu le temps des prophètes, d'entrer
dans l'arène politique, mais, à chaque fois qu'il se présente
devant les électeurs, que ce soit dans la Seine, dans la Seine-et-Oise,
dans l'Yonne et plus tard en Guadeloupe, il récolte un nombre de
voix piteux. Ceux qui le lisent ne l'élisent pas. Lamartine est
à la tête du gouvernement provisoire, Hugo et Sue à
la Chambre. Lui, trop extravagant sans doute, est renvoyé à
sa table de travail. A défaut de tribune, il entend influer sur
le cours des événements en collaborant à des organes
politique (La Liberté, La
France nouvelle, La Patrie, L'Evénement),
en fondant son propre journal, Le Mois.
Effrayé par les journées révolutionnaires du 15 mai
et de juin 1848, il se rapproche du parti de l'Ordre, ne se montre pas
défavorable à l'irrésistible ascension du prince-président.
Cependant, il lutte surtout pour sa propre survie. Crise des théâtres,
marasme de la librairie, droit de timbre frappant les journaux imprimant
des feuilletons tarissent ses revenus. Son château est vendu, ses
meubles de la rue Frochot saisis. Maquet, se rebellant contre sa condition
subalterne, se sépare de lui. Bientôt, le Théâtre-Historique
doit fermer ses portes : c'est la faillite dont l'écrivain est
reconnu responsable par jugement du 20 décembre 1850, confirmé
le 11 décembre de l'année suivante. Comme tous les banqueroutiers,
il fuit la contrainte par corps en se réfugiant en Belgique : « Mon
père [...] a perdu un procès qui peut lui mettre deux cent
mille francs à payer sur le dos, et il est bon qu'il soit hors
de Paris pendant qu'on arrange cette affaire », confie à
Elisa Corcy Alexandre Dumas fils qui a accompagné son père.
À Bruxelles, il retrouve tous les proscrits du coup d'Etat, dont
son cher Hugo qu'il a tenté de protéger dans la journée
du 2 décembre (« Aujourd'hui à 6 heures 25.000
francs ont été promis à celui qui arrêterait
ou tuerait Hugo. Vous savez où il est - que sous aucun prétexte
il ne sorte », a-t-il recommandé au comédien
Bocage). Il leur ouvre toutes grandes les portes de sa maison du 73, boulevard
Waterloo qu'il a luxueusement décorée d'uvres d'art
échappées au désastre comme Le
Tasse dans la prison des fous et Hamlet
dans le cimetière de Delacroix.
Un proscrit qu'il recueille chez lui, Noël Parfait, grand honnête
homme, tente courageusement de remettre à flot la barque qui prend
eau de toute part. Tandis que le fils conquiert Paris avec La
Dame aux camélias (1852), le père se penche sur son
passé, poursuivant la composition de ses Mémoires,
commencées au temps si proche de sa splendeur, le 17 octobre 1847,
en son château de Monte-Cristo. S'il n'envisage pas, malgré
la défection d'Auguste Maquet, la fin de sa carrière romanesque,
ni de sa carrière dramatique, il prend conscience que désormais
c'est la pente descendante de la vie qui l'attend. Il est désormais
l'auteur d'uvres qui sont derrière lui, l'auteur d'Antony,
des Trois
Mousquetaires et du Comte
de Monte-Cristo.
La Reconquête impossible
De retour à Paris, le publiciste prend le pas sur l'écrivain
: le 12 novembre 1853, il lance Le Mousquetaire,
quotidien artistique que dénonce le prudent Noël Parfait :
« Sur ces entrefaites, Girardin reçut l'avertissement
officieux de suspendre la publication des Mémoires.
Dumas furieux, se monta la tête. Il crut épouvanter ses ennemis
hauts et bas en fondant un journal où il aurait constamment la
parole ; il trouva je ne sais quel bailleur de fonds, et Le
Mousquetaire fut créé ! Le
Mousquetaire !... Enfin !... Le 20 novembre dernier vit l'apparition
de cette feuille, qui n'épouvanta personne, dont personne même
ne paraît s'occuper, et qui ne restera, si elle reste, que comme
le plus incroyable monument de l'égotisme et de la personnalité
! Cela n'est pas même curieux : cela fait hausser les épaules,
voilà tout. Les Mémoires
qui en forment la partie principale, et dont la politique est désormais
exclue, puisque le journal est purement littéraire, ne sont plus
qu'un indigeste recueil de vieilles anecdotes de coulisses, et de citations
faites sans ordre, sans plan, sans but, à tort et à travers.
En vérité, ceux qui, comme moi, aiment sincèrement
Dumas ne peuvent qu'être profondément affligés de
le voir ainsi galvauder son talent et compromettre sa réputation
littéraire. »
Ce rêve de toute sa vie d'avoir un journal bien à lui, cette
« affaire en or » qu'il entend exploiter seul, et
qui tire d'abord à dix mille exemplaires, ne répond pas
à ses espérances - pas plus que son successeur Le
Monte-Cristo, journal hebdomadaire de romans, d'histoire, de voyage
et de poésie, publié et rédigé par Alexandre
Dumas, seul (27 avril 1857- 10 mai 1860), « lettre envoyée
à tous ses amis connus et inconnus » (1857).
Poussé par Pierre-Jules Hetzel, il se résout à épouser
un autre collaborateur, Gaspard de Cherville, substitut falot d'Auguste
Maquet, mais les romans disparates produits par le couple, romans fantastiques,
romans mondains, romans campagnards, roman exotique (Le
Lièvre de mon grand-père, 1856 ; Le
Meneur de loups, 1857 ; Black,
1858 ; Les Louves de Machecoul, 1858
; Le Chasseur de sauvagines, 1858 ; Histoire
d'un cabanon et d'un chalet, 1859 ; Le
Médecin de Java, 1859 ; Le Père
La Ruine, 1860 ; La Marquise d'Escoman,
1860) déçoivent le lecteur - comme l'écrivain lui-même.
Seul diamant dans ce tout-venant romanesque, les admirables Compagnons
de Jéhu, écrits sans collaborateur, à partir
des Portraits de la Révolution et de
l'Empire de Charles Nodier.
Le
signe du malaise provoqué par la conscience de l'échec créateur,
c'est le prurit de voyages qui s'empare de lui. Il fuit le tourbillon
parisien, où il n'est plus qu'Alexandre Dumas père, voire
le père Dumas, dieu antique de la littérature, plus moqué
qu'honoré. Il voyage : il est à Londres comme correspondant
de La Presse pour les élections
de 1857, il pousse jusqu'à Guernesey afin de serrer une dernière
fois dans ses bras son vieil ami Hugo en exil sur son rocher ; il part
sur un coup de tête pour la Russie, traversant l'Empire des tsars
jusqu'à ses confins caucasiens
(juin 1858-mars 1859, ci-contre).
Le voyage est source de bonheur et de Jouvence pour l'éternel nomade
qu'il est : « A part toi nul ne m'aime au monde, nul ne pense
à moi nul ne s'inquiète de moi - Je me sens bien seul et
bien oublié de tout le monde de sorte que je jouis ou à
peu près du bonheur d'être mort sans avoir le désagrément
d'être enterré - Je suis un revenant de jour au lieu d'être
un spectre de nuit. Si notre vie ne s'arrange pas pour l'année
prochaine l'année prochaine je repars et je revis de la même
(vie). Je suis rajeuni de dix ans comme force et je dirai presque comme
visage. J'ai adopté une espèce de costume circassien qui
me va très bien et qui est très commode tout le temps que
je ne le porte pas je suis dans ma chère robe de chambre de velours
noir, avec des chemises de soie du Caucase rouges ou jaunes. La bonne
chose que cette liberté de faire ce que l'on veut, de se mettre
ce que l'on veut, d'aller où l'on veut. Au reste dès que
je rentre ici en pays civilisé j'entre dans une espèce de
triomphe perpétuel et qui serait la joie et l'orgueil d'un autre
et qui est mon supplice à moi. » (Lettre à Emma
Mannoury-Lacour).
Bientôt, grâce au contrat qu'il signe avec Michel Lévy
pour l'exploitation de ses uvres (décembre 1859), il acquiert
une goélette avec laquelle il espère entreprendre la découverte
de la Méditerranée, de la Grèce à la Terre-Sainte
et l'Egypte, chimère caressée depuis son voyage de 1834.
Dumas Napolitain
Partie
de Marseille le 9 mai 1860, L'Emma qui, parmi ses passagers pittoresques,
compte l'admirable photographe Gustave Le Gray, se détourne de
l'Orient pour suivre le sillage de l'expédition des Mille conduite
par le Messie de la Liberté Garibaldi. Elle la rejoint dans Palerme
libérée. Enivré de tremper enfin dans l'histoire
en marche, Alexandre Dumas prend sa place parmi les apôtres, un
apôtre vengeur qui participe à la chute de François
II, débile rejeton de la race maudite des Bourbons, qui a empoisonné
son père. Après l'entrée triomphale de Garibaldi
à Naples, l'écrivain est nommé au poste honorifique
de directeur des Musées et fouilles. Il fonde un journal, L'Independente
(ci-contre), plus garibaldien que Garibaldi, qui se donne pour mission
d'extirper la mauvaise herbe des Bourbons. Hélas ! le dictateur
s'en va après le référendum de rattachement du royaume
des Deux-Siciles au royaume d'Italie. Seul désormais, Dumas poursuit
sa lutte contre la contre-révolution et la camorra. Il écrit,
en même temps que sa monumentale Histoire
des Bourbons de Naples, ses Châtiments sous la forme d'un
roman, La
San Felice, qui, plus qu'un pamphlet anti-bourbonnien, est
un hymne à la première République.
La Bohême finale
Fort du succès de La
San Felice, le vieil écrivain tente une dernière
conquête de Paris, mais ses entreprises journalistiques durent peu
(Les Nouvelles, Le
Mousquetaire, deuxième du nom, Le
Dartagnan) ; il peine à placer des romans, qu'il achève
rarement (René
Besson, Le
Comte de Moret, Hector de Sainte-Hermine).
En décembre 1864, le succès de sa « Causerie
sur Eugène Delacroix » le pousse à parcourir
la France et l'étranger (Belgique, Autriche) pour s'y produire
au cours de conférences qui prennent pour thèmes des épisodes
de sa vie, en 1865 (voir Cahier
Dumas : Alexandre Dumas, de conférence en conférence).
Ces conférences sont des spectacles nostalgiques où l'on
vient voir le magicien qui autrefois a enchanté.
L'athlète déclinant s'enfonce dans l'érotomanie et
la maladie : « Nous n'irons plus au bois, non point, parce
que les lauriers sont coupés, mais parce que je ne peux plus marcher
même au milieu des lauriers », avoue-t-il à son
ancien collaborateur Cherville.
Sa fille Marie - qui vit près de lui, boulevard Malesherbes - dissimule,
tant qu'elle peut, la déchéance de son père, qui
rassemble malaisément les articles de son Grand
Dictionnaire de cuisine, qui sera publié posthume.
Après un long séjour en Espagne, il s'en vient mourir à
Puys, près de Dieppe, dans la maison de vacances de son fils (voir
Cahier
Dumas : Alexandre Dumas, l'entrée dans l'éternité).
Peu avant sa mort, il s'inquiétait de la survie de son uvre.
Depuis plus d'un siècle, ses innombrables lecteurs renouvelés
ont effacé tout doute, et ratifié le bel hommage de Victor
Hugo, alors que, premier voyage posthume, son corps était porté
de Puys au cimetière de Villers-Cotterêt :
Aucune popularité, en ce siècle, n'a dépassé
celle d'Alexandre Dumas ; ses succès sont mieux que des
succès, ce sont des triomphes ; ils ont l'éclat de
la fanfare. Le nom d'Alexandre Dumas est plus que français, il
est européen ; il est plus qu'européen, il est universel.
Son théâtre a été affiché dans le
monde entier ; ses romans ont été traduits dans toutes
les langues. Alexandre Dumas est un de ces hommes qu'on pourrait appeler
les semeurs de civilisation ; il assainit et améliore les esprits
par on ne sait quelle clarté gaie et forte ; il féconde
les âmes, les cerveaux, les intelligences ; il crée la
soif de lire ; il creuse le coeur humain, et il l'ensemence. Ce qu'il
sème, c'est l'idée française. L'idée française
contient une quantité d'humanité telle, que partout où
elle pénètre, elle produit le progrès. De là,
l'immense popularité des hommes comme Alexandre Dumas. Alexandre
Dumas séduit, fascine, intéresse, amuse, enseigne. De
tous ses ouvrages, si multiples, si variés, si vivants, si charmants,
si puissants, sort l'espèce de lumière propre à
la France. Toutes les émotions les plus pathétiques du
drame, toutes les ironies et toutes les profondeurs de la comédie,
toutes les analyses du roman, toutes les intuitions de l'histoire, sont
dans l'uvre surprenante construite par ce vaste et agile architecte.
Il n'y a pas de ténèbres dans cette uvre, pas de
mystère, pas de souterrain, pas d'énigme, pas de vertige
; rien de Dante, tout de Voltaire et de Molière ; partout le
rayonnement, partout le plein midi, partout la pénétration
de la clarté. Les qualités sont de toute sorte, et innombrables.
Pendant quarante ans, cet esprit s'est dépensé comme un
prodige. Rien ne lui a manqué : ni le combat, qui est le devoir
; ni la victoire, qui est le bonheur. » (lettre
à Alexandre Dumas fils).
Rien pas même la reconnaissance des siècles. Tu peux dormir
tranquille, Alexandre, tu es en chacun de nous.
Claude Schopp
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